Nathan Le Temps, l’Existence et la Mort Manuel utilisateur
Philosopher , c’est avant tout savoir questionner, construire un raisonnement, et penser par soi-même…
Par une approche originale, L’Apprenti Philosophe vous initie à cette démarche à travers les grands thèmes du programme.
Voici donc, pour s’interroger sur le temps, l’existence et la mort :
●
Des dialogues entre un « maître » et un « apprenti philosophe », qui dégagent les problématiques essentielles et les erreurs à éviter.
●
Des citations , un résumé, et les définitions des notions à connaître, après chaque dialogue.
●
Dans une seconde partie, des textes d’auteurs , associés aux différentes problématiques, pour approfondir la réflexion.
En prolongement du cours, ou pour préparer un devoir :
L’Apprenti Philosophe , un outil original pour apprendre à penser par soi-même et réussir en philosophie !
Titres déjà parus :
●
L’art et le beau
●
La conscience, l’inconscient et le sujet
●
Le temps, l’existence et la mort
●
L’opinion, la connaissance et la vérité
●
La raison et le sensible
●
L’État et la société
●
Liberté et déterminisme
ISBN 2 09 184483-7
-:HSMATB=]YY]XV:
Le Temps, l’Existence la Mort
Collection dirigée par Oscar Brenifier
Le Temps, l’
Existence et la
Mort
Oscar Brenifier
Docteur en Philosophie et formateur
(ateliers de philosophie et philosophie pour enfants)
Joël Coclès
Professeur certifié de Philosophie en Terminale
Isabelle Millon
Documentaliste
Nous remercions Emmanuel Gross pour son aide précieuse, ainsi que André Delaperrière pour sa contribution à cet ouvrage.
Responsabilité éditoriale : Christine Jocz
Édition : Christine Grall
Correction : Jean Pencréac’h
Conception graphique : Marc et Yvette
Coordination artistique : Thierry Méléard
Fabrication : Jacque Lannoy
Photocomposition : CGI
© Nathan/VUEF 2002 - ISBN 2.09.184483-7
Avant-propos
Notre choix : la pratique philosophique
Ce guide d’initiation au philosopher s’adresse plus particulièrement aux élèves de Terminale, ainsi qu’aux adultes désireux de s’initier à la philosophie. Son choix est d’être avant tout une
pratique philosophique, c’est-à-dire un exercice de questionnement, une construction visible de la pensée. Il part du principe que philosopher est un acte on ne peut plus naturel, même si de nombreux obstacles entravent ce processus – des habitudes déjà bien ancrées, induisant une certaine complaisance, qui nous font prendre pour acquises et certaines des opinions glanées ici ou là : à la télévision, à la maison, voire dans un cours. Pensées toutes faites qu’il ne nous viendrait plus à l’idée d’interroger, ne serait-ce qu’un bref instant.
Nous proposons donc un dialogue, échange entre Victor et son amie philosophe, dialogue censé être celui de l’élève avec lui-même. C’est l’outil avec lequel, en même temps que Victor, vous pourrez vous entraîner à philosopher. Victor doit apprendre à s’interroger, pour penser par lui-même ; il doit installer en sa propre démarche le réflexe de mise à l’épreuve des idées, et à partir de ses propres idées, apprendre à formuler des questions, à profiter de ses intuitions mais aussi de ses erreurs. Ses tâtonnements et ses difficultés l’amèneront à comprendre ce qui constitue la démarche philosophique.
Des commentaires insérés dans les dialogues explicitent les problèmes typiques de l’apprentissage de la pensée philosophique et mettent en valeur diverses solutions apportées. Des citations d’auteurs soutiennent ou contredisent les propos énoncés. Un certain nombre de grandes questions sur le thème à traiter – les problématiques –, recensées en marge au fil du dialogue, vous aideront à travailler les idées. Une sélection de textes classiques, dont chacun est suivi de trois questions de compréhension, vous permettra de préciser et d’approfondir la réflexion.
Notre objectif est bien que l’apprenti s’entraîne à élaborer une pensée philosophique, en se confrontant à lui-même et aux autres.
, mode d’emploi
L’Apprenti Philosophe comprend deux grandes parties,
Dialogues et Textes, qui constituent deux modes d’entrée possibles dans l’ouvrage.
Les Listes finales offrent une troisième possibilité.
Les dialogues
Ils vous aideront à élaborer et à reconnaître les problématiques.
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
1
Le sens de l’existence
H
ÉLOÏSE
– Quel air abattu !
V
ICTO R
– Oh ! Tu sais…
H
ÉLOÏSE
– Ça n’a vraiment pas l’air d’aller.
V
ICTO R
– Non, ce n’est pas ça !
H
ÉLOÏSE
– Ce n’est pas quoi ?
V
ICTO R
– Je n’en sais rien en fait.
H
ÉLOÏSE
– Que t’arrive-t-il donc ?
Remarques méthodologiques
Identification
V
ICTO R
– Je n’ai pas très envie de discuter. Je suis dégoûté de tout.
H
ÉLOÏSE
– Es-tu fatigué, ou malade ?
V
ICTO R
– Parce que pour toi, si on est dégoûté de tout, on est nécessairement fatigué ou malade ?
Renvoi à l’une méthodologique
(obstacle).
des citations d’une erreur
Identification du traitement réussi d’un obstacle
(résolution).
Problématique 1 :
Faut-il donner du sens à l’existence ?
(texte p. 84)
Problématique 2
➤
Fausse
évidence
➤
Problématique 3 :
L’existence est-elle nécessairement un bienfait ? (texte p. 86)
Problématique
surgie à cette étape du dialogue, avec renvoi à un texte de la Partie 2.
Problématiques 1,
2, 4
Certitude
Dogmatique.
H
ÉLOÏSE
– Ce n’était qu’une question !
V
ICTO R
– Est-ce que la philosophie interdirait de penser que la vie est absurde, par hasard ?
➝
C
ITATIONS
1
ET
2 diras pas le contraire ! ➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– C’est cette idée qui t’attriste ?
V
ICTO R
– Si la vie est absurde, tu ne veux tout de même pas que je saute de joie !
L’absurdité peut être envisagée sous son aspect tragique, mais aussi sous son aspect comique.
H
ÉLOÏSE
– Tiens, et pourquoi ?
V
ICTO R
– Je te reconnais bien là !
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTO R
➤
H
ÉLOÏSE
– D’où tires-tu une telle conclusion ?
V
ICTO R
– Si la vie est absurde, elle n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que tu en déduis ?
V
ICTO R
– C’est comme ça. Ce n’est pas gai.
En dépit de diverses questions destinées à approfondir l’hypothèse, cette dernière est simplement réitérée, figeant ainsi la pensée.
10
À la fin de chaque dialogue :
Un ensemble de citations
énoncées
à la fin du dialogue.
Elles confirment ou contredisent ce qui est exprimé.
L’essentiel du dialogue
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
C
A M U S
, Le Mythe de Sisyphe, 1942.
2-
« Exister est bon […] ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. » A
L A I N
, Propos, 1906-1951.
3-
« Aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter […]. » S
A RT R E
, La Nausée, 1938
Les pensées de plusieurs auteurs feront écho aux vôtres, sous des formes plus accomplies.
E n r é s u m é . . .
Interroger la vie nous conduit souvent à la problématique du sens. D’abord, parce que vivre, c’est sentir et se sentir : toute vie s’éprouve d’abord, agréable ou désagréable, l’existence est toujours sentiment d’exister. Mais lorsqu’elle est aussi la vie d êt i
Les définitions des notions apparues dans le dialogue
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Tristesse : passion caractérisée par le sentiment de peine, de douleur, de manque, sans qu’il ait nécessairem une cause assignable.
a
Désespoir : sentiment de forte tristesse ou d’accablement,
Les textes d’auteurs
Chaque texte répond à une problématique surgie dans les dialogues.
Problématique concernée.
Trois questions apprennent
à identifier et
à préciser les concepts de l’auteur.
Les réponses figurent en fin d’ouvrage.
P a r t i e 2 / Te x t e s
➤
Problématique
➤
Camus
1 Faut-il donner du sens à son existence ?
Le Mythe de Sisyphe
(1942),
© Éditions Gallimard,
1977, pp. 26-28.
C
et insaisissable sentiment de l’absurdité, peut-être alors pourrons-nous l’atteindre dans les mondes différents mais fraternels, de l’intelligence, de l’art de vivre ou de l’art tout court. Le climat de l’absurdité est au commencement. La fin, c’est l’univers absurde et cette attitude d’esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu’elle sait lui reconnaître.
Toutes les grandes actions et toutes les grandes pensées ont un
➤
vent au détour d’une rue ou dans le tambour d’un restaurant.
Ainsi de l’absurdité. Le monde absurde plus qu’un autre tire sa noblesse de cette naissance misérable. Dans certaines situations répondre : « rien » à une question sur la nature de ses pensées peut être une feinte chez un homme. Les êtres aimés le savent bien. Mais si cette réponse est sincère, si elle figure ce singulier état d’âme où le vide devient éloquent, où la chaîne des gestes quotidiens est rompue, où le cœur cherche en vain le maillon qui la renoue, elle est alors comme le premier signe de l’absurdité.
Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement.
« Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. […]
De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter.
Nous vivons sur l’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir. Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il a
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quel est l’état d’esprit grâce auquel le problème du sens de l’existence se trouve posé ?
3 Que retirons-nous d’une méditation de l’absurde ?
Texte classique proposant une réflexion en laison avec la problématique.
Les listes finales
Elles vous permettront de circuler dans l’ouvrage pour réfléchir à une problématique, préciser un concept ou acquérir un point de méthode.
Liste des problématiques
Pour chaque problématique, un renvoi aux différents dialogues où cette problématique apparaît et au texte d’auteur où elle est abordée.
Cette liste permet en outre d’avoir une vision globale des problématiques liées au thème.
Liste des remarques méthodologiques
Elle recense et définit toutes les erreurs
(obstacles) du dialogue et les solutions
(résolutions) suggérées, exemples à l’appui.
Index des notions-outils
Il renvoie aux dialogues où elles sont définies.
Sommaire
Avant-propos
Mode d’emploi
Partie 1 : Dialogues
Dialogue 1
: Le sens de l’existence 10 à 15
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
15
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
17
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Dialogue 2 :
La maîtrise de l’existence 19 à 24
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
26
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
26
Dialogue 3 :
Penser la mort 28 à 33
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
33
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Dialogue 4 :
L’existence et la vie 37 à 41
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
42
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
43
Dialogue 5 :
Existence et société 45 à 50
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
50
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Dialogue 6 :
La valeur du temps 54 à 59
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
59
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61
Dialogue 7 :
Connaître le temps 63 à 68
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
70
Dialogue 8 :
Exister dans le temps 72 à 77
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
78
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
79
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Sommaire
Partie 2 : Textes
Camus - problématique 1 :
Faut-il donner du sens à l’existence ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Leibniz - problématique 2 :
L’existence a-t-elle une raison d’être ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Schopenhauer - problématique 3 :
L’existence est-elle nécessairement un bienfait ?
. . . . . . . . . . . . . . . . .
86
Spinoza - problématique 4 :
Le bonheur est-il le but de l’existence ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
87
Hume - problématique 5 :
L’existence est-elle subordonnée à la conscience ?
. . . . . . . . . . . . . . . .
88
Aristote - problématique 6 :
Suffit-il de vivre pour exister ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
Sartre - problématique 7 :
Sommes-nous maître de notre existence ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
91
Parménide - problématique 8 :
Faut-il distinguer être et exister ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
92
Levinas - problématique 9 :
Autrui fait-il partie de notre existence ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
93
Platon - problématique 10 :
La vie s’oppose-t-elle à la mort ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
La Bhagavad-Gîtâ - problématique 11 :
La mort marque-t-elle le terme de l’existence ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Épicure - problématique 12 :
Peut-on ignorer la mort ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Shakespeare - problématique 13 :
La mort peut-elle avoir un sens ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Kierkegaard - problématique 14 :
Notre mort nous appartient-elle ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Montaigne - problématique 15 :
Doit-on apprendre à mourir ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
Saint Augustin - problématique 16 :
Peut-on échapper au temps ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Sommaire
Schiller - problématique 17 :
Faut-il vivre avec son temps ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
Bergson - problématique 18 :
La réalité du temps se réduit-elle au présent ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
103
Nietzsche - problématique 19 :
Le passé peut-il demeurer présent ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
104
Rousseau - problématique 20 :
L’avenir est-il indéterminé ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
106
Jankélévitch - problématique 21 :
Faut-il percevoir le temps comme une contrainte ?
. . . . . . . . . . . . . . . .
107
Spinoza - problématique 22 :
Le temps a-t-il une réalité en soi ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Kant - problématique 23 :
Le temps dérive-t-il de l’expérience ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Nietzsche - problématique 24 :
Le temps est-il un processus linéaire ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Saint Augustin - problématique 25 :
Peut-on mesurer le temps ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Listes finales
Liste des problématiques
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
113
Liste des remarques méthodologiques
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
115
Index des notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
121
Réponses aux questions sur les textes
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
122
Partie
1
Dialogues
Victor : un élève de Terminale.
Héloïse : une amie philosophe.
Ils s’interrogent sur le temps, l’existence et la mort.
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
1
Le sens de l’existence
H
ÉLOÏSE
– Quel air abattu !
V
ICTOR
– Oh ! Tu sais…
H
ÉLOÏSE
– Ça n’a vraiment pas l’air d’aller.
V
ICTOR
– Non, ce n’est pas ça !
H
ÉLOÏSE
– Ce n’est pas quoi ?
V
ICTOR
– Je n’en sais rien en fait.
H
ÉLOÏSE
– Que t’arrive-t-il donc ?
V
ICTOR
– Je n’ai pas très envie de discuter. Je suis dégoûté de tout.
H
ÉLOÏSE
– Es-tu fatigué, ou malade ?
V
ICTOR
– Parce que pour toi, si on est dégoûté de tout, on est nécessairement fatigué ou malade ?
H
ÉLOÏSE
– Ce n’était qu’une question !
V
ICTOR
– Est-ce que la philosophie interdirait de penser que la vie est absurde, par hasard ?
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
Problématique 1 :
Faut-il donner du sens à l’existence ?
(texte p. 84)
Problématique 2
H
ÉLOÏSE
– C’est cette idée qui t’attriste ?
V
ICTOR
– Si la vie est absurde, tu ne veux tout de même pas que je saute de joie !
L’absurdité peut être envisagée sous son aspect tragique, mais aussi sous son aspect comique.
Fausse
évidence
Problématique 3 :
L’existence est-elle nécessairement un bienfait ? (texte p. 86)
Problématiques 1,
2, 4
Certitude
Dogmatique.
H
ÉLOÏSE
– Tiens, et pourquoi ?
V
ICTOR
– Je te reconnais bien là !
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Si la vie est absurde, ce n’est pas gai. Tu ne diras pas le contraire ! ➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– D’où tires-tu une telle conclusion ?
V
ICTOR
– Si la vie est absurde, elle n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que tu en déduis ?
V
ICTOR
– C’est comme ça. Ce n’est pas gai.
En dépit de diverses questions destinées à approfondir l’hypothèse, cette dernière est simplement réitérée, figeant ainsi la pensée.
10
D i a l o g u e 1 / L e s e n s d e l ’ e x i s t e n c e
Problématique 5 :
L’existence est-elle subordonnée à la conscience ? (texte p. 88)
Problématiques 1,
3, 4, 6, 7
Précipitation
H
ÉLOÏSE
– Ce qui n’a pas de sens est donc nécessairement triste ?
V
ICTOR
– Ça me paraît évident !
H
ÉLOÏSE
– Te sens-tu d’attaque pour interroger cette
évidence ?
V
ICTOR
– Je ne suis pas mourant !
H
ÉLOÏSE
– Mais tu n’as pas l’air très en forme.
V
ICTOR
– Ça n’empêche pas d’être lucide. Au contraire !
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire ?
V
ICTOR
– Si on est triste, c’est sans doute qu’on voit la réalité de l’existence en face, ce qui vaut mieux que de se raconter des histoires. Même si la plupart des gens préfèrent se raconter des histoires, moi le premier parfois. Tu ne crois pas que c’est vrai ?
➝
C
ITATIONS
5
ET
6
Cette affirmation sur la « réalité de l’existence » mériterait d’être explicitée, d’autant plus que le lien avec les idées précédentes n’est pas très clair.
H
ÉLOÏSE
– Et quelle est cette réalité de l’existence que tu « vois en face » ?
V
ICTOR
– Je te l’ai dit, que la vie n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– Et que signifie « voir en face » ?
V
ICTOR
– Voir de manière plus réaliste.
H
ÉLOÏSE
– À quoi opposes-tu cette « manière plus réaliste » ?
V
ICTOR
– Le réalisme s’oppose à ce qui est illusoire.
H
ÉLOÏSE
– Et c’est avec les yeux que tu vois cela ?
V
ICTOR
– Non, avec l’intellect : on comprend mieux ce qui se passe.
H
ÉLOÏSE
– N’aurions-nous pas un problème ?
V
ICTOR
– J’aurais dû m’en douter ! Et où donc ?
H
ÉLOÏSE
– Te souviens-tu de ce qui te rend triste ?
V
ICTOR
– Oui, la vie est absurde, elle n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– N’y aurait-il pas contradiction ?
V
ICTOR
– Avec quoi ? Parce que j’ai dit aussi qu’on comprend mieux les choses ? C’est ça ?
H
ÉLOÏSE
– Qu’en penses-tu ?
11
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Illusion de synthèse
Problématique 2 :
L’existence a-t-elle une raison d’être ?
(texte p. 85)
Problématiques 1,
5, 7
Problématique accomplie
V
ICTOR
– Non, ça peut aller ensemble ! Il n’y a pas de contradiction.
Affirmer que « cela peut aller ensemble » signifie aussi que « cela peut ne pas aller ensemble ». L’expression d’une possibilité implique également l’expression de son contraire.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce que ce qui peut aller ensemble va nécessairement ensemble ?
V
ICTOR
– Non, pas nécessairement.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en conclus-tu ?
V
ICTOR
– C’est vrai que l’on peut voir ici une contradiction, si on veut.
H
ÉLOÏSE
– Supposons un instant que tu le veuilles.
V
ICTOR
– Tu es agaçante !
H
ÉLOÏSE
– Quand on a une manie…
V
ICTOR
– Tu pourrais aussi changer.
H
ÉLOÏSE
– Peut-être. Je te promets d’en discuter à la prochaine occasion.
V
ICTOR
– Je te rappellerai ta promesse.
H
ÉLOÏSE
– Bon, revenons à notre contradiction.
V
ICTOR
– Oui, c’est vrai que « comprendre la vie » et
« la vie n’a pas de sens » peuvent être deux idées contradictoires. Par exemple si la vie a du sens, si elle a une explication, mais qu’on ne la comprend pas ou qu’on ne peut pas la connaître. ➝
C
ITATIONS
7
ET
8
H
ÉLOÏSE
– Alors, abandonnes-tu l’une des deux propositions ?
V
ICTOR
– Non, je crois qu’on peut aussi comprendre qu’il n’y a rien à comprendre. C’est un paradoxe, mais je dirais que voir ce paradoxe, c’est être lucide à propos de la vie.
La relation dialectique entre « comprendre » et « absurdité » est articulée sous la forme d’un paradoxe.
H
ÉLOÏSE
– Cette idée te plaît ?
V
ICTOR
– Assez, oui. Je n’y avais pas pensé : c’est plutôt drôle.
H
ÉLOÏSE
– Drôle ?
V
ICTOR
– Oui, il y a un côté comique, tu ne trouves pas ?
12
D i a l o g u e 1 / L e s e n s d e l ’ e x i s t e n c e
Problématique 6 :
Suffit-il de vivre pour exister ? (texte p. 89)
Problématiques 1,
2, 5, 7
Exemple analysé
Emportement
émotionnel
Problématique 4 :
Le bonheur est-il le but de l’existence ?
(texte p. 87)
Problématiques 1,
3, 5, 6
Alibi du nombre
H
ÉLOÏSE
– Tu peux m’expliquer cela ?
V
ICTOR
– Toi, il faut tout t’expliquer : ça, c’est nettement moins drôle.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– Tout simplement parce que c’est souvent difficile d’expliquer ce qu’on veut dire.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi, si tu sais ce que tu dis ?
V
ICTOR
– J’ai l’impression de savoir et de ne pas savoir.
H
ÉLOÏSE
– Peux-tu m’en dire davantage ?
V
ICTOR
– C’est comme dans la vie. On vit d’une certaine manière, mais on ne sait pas toujours pourquoi on vit comme ça. On n’est pas vraiment conscient de la manière dont on vit, on ignore le pourquoi de cette vie.
On vit comme on vit, sans se poser de questions ! Mais est-ce encore vivre ?
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
L’exemple de la vie, en tant que savoir qui ignore sa raison d’être, illustre bien l’idée de simultanément « savoir et ne pas savoir ».
H
ÉLOÏSE
– Cela te plaît comme perspective ?
V
ICTOR
– Il n’y a pas à plaire ou à ne pas plaire : c’est comme ça, un point c’est tout !
H
ÉLOÏSE
– Tu es donc indifférent ?
V
ICTOR
– Je n’ai pas dit ça !
Les enjeux existentiels posés par le problème du « pourquoi de la vie » sont ignorés, alors qu’ils sont lourds de conséquences. Il se trouve là un jugement implicite qui demande à être explicité.
H
ÉLOÏSE
– Alors je ne comprends pas ! Comment peux-tu
échapper à « plaire », « ne pas plaire » ou « être indifférent » ?
V
ICTOR
– Peut-être que je n’ai pas envie de me poser ce genre de question !
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi « pas envie » ?
V
ICTOR
– Parce que tu me fatigues avec tes questions !
Et parce que dans la vie, comme je l’ai dit, on a surtout envie d’être tranquille, pas de se compliquer l’existence !
Demande à n’importe qui, tu verras !
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
Le principe du sondage d’opinion ne prouve pas la véracité d’une proposition, mais uniquement sa popularité ou sa banalité.
13
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 7 :
Sommes-nous maître de notre existence ?
(texte p. 91)
Problématiques 1,
3, 4, 5, 8
Idée réductrice
Concept indifférencié
H
ÉLOÏSE
– Serais-tu agacé par hasard ?
V
ICTOR
– Plutôt !
H
ÉLOÏSE
– Il y a quelques minutes, tu trouvais cela
« drôle » !
V
ICTOR
– Eh bien ?
H
ÉLOÏSE
– Je ne comprends pas tes revirements si soudains !
V
ICTOR
– C’est peut-être ça la vie ! À un moment, on est comme ceci, à un autre moment, on est comme cela.
Ce n’est pas nous qui décidons comment nous sommes.
Toi aussi tu as tes humeurs, tes états d’âme, non ?
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
Le discours ne considère que l’aspect arbitraire, incompréhensible, voire insensé, de l’existence, or il serait utile de tenter d’examiner les processus sous-jacents qui produisent les effets relatés, leur donnant ainsi du sens.
H
ÉLOÏSE
– Sans doute. Mais est-ce que cette explication te paraît satisfaisante ?
V
ICTOR
– Je ne vois pas ce qu’on pourrait ajouter d’autre !
H
ÉLOÏSE
– Mais veux-tu voir ?
V
ICTOR
– Voir quoi ?
H
ÉLOÏSE
– Tu as dit : « Je ne vois pas ce que l’on pourrait ajouter d’autre ! »
V
ICTOR
– Tu joues avec les mots !
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Par « voir », je voulais dire que je ne sais pas.
H
ÉLOÏSE
– Et alors, veux-tu savoir ?
V
ICTOR
– Oui.
H
ÉLOÏSE
– Alors, sache !
V
ICTOR
– Quoi ?
H
ÉLOÏSE
– Ne veux-tu pas savoir ?
V
ICTOR
– Si, pourquoi pas ? Dis-le moi !
H
ÉLOÏSE
– Si quelqu’un te dit : « À un moment, on est comme ceci, à un autre moment, on est comme cela », que peux-tu lui rétorquer ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas. Je peux lui parler de la liberté.
On ignore en quoi « la liberté » consiste ici, et le rôle qu’elle peut jouer dans cette affaire.
14
D i a l o g u e 1 / L e s e n s d e l ’ e x i s t e n c e
Position critique
Problématique 8 :
Faut-il distinguer être et exister ? (texte p. 92)
Problématiques 1,
5, 6, 7
Problématique accomplie
H
ÉLOÏSE
– Mais plus précisément !
V
ICTOR
– En dépit de ce que j’ai dit, on est quand même libre de choisir ce qu’on fait, et même ce qu’on est.
L’hypothèse de la « liberté de choix » prend le contre-pied de l’hypo thèse précédente concernant l’arbitraire et le déterminisme qu’elle implique.
H
ÉLOÏSE
– Tu as choisi d’exister ?
V
ICTOR
– Oui et non.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– C’est vrai et ce n’est pas vrai.
H
ÉLOÏSE
– Explique-moi donc ce nouveau paradoxe.
V
ICTOR
– Une idée me vient à l’esprit. Si nous savons pourquoi nous sommes comme ceci ou comme cela, alors peut-être sommes-nous plus libres. Ce n’est pas que ce savoir change fondamentalement notre être, mais au moins, nous en sommes conscients et cela nous donne certaines possibilités d’action sur nous-mêmes.
Par exemple, si je sais que je m’énerve facilement, je me surveille et je fais attention à ne pas réagir trop vite.
Ainsi, je suis simultanément la même personne et pas la même. Comme s’il y avait un être plus profond en moi et un autre plus superficiel.
➝
C
ITATIONS
15
ET
16
Liberté et déterminisme de l’existence sont articulés en une proposition unique, à l’aide du concept de « conscience ».
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
C
AMUS
, Le Mythe de Sisyphe, 1942.
2-
« Exister est bon […] ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. » A
LAIN
, Propos, 1906-1951.
3-
« Aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter […]. » S
ARTRE
, La Nausée, 1938.
15
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
4- «
Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait à lui seul pour rendre cette existence chère et douce […]. » R
OUSSEAU
, Les Rêveries du promeneur soli-
taire, 1776-1778.
5- «
J’existe parce que je pense… et je ne peux pas m’empêcher de penser. En ce moment même – c’est affreux – si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. » S
ARTRE
, La Nausée, 1938.
6-
« Je suis, j’existe : cela est certain, mais combien de temps ?
À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister. » D
ESCARTES
, Méditations métaphy-
siques, 1641.
7- «
L’idée d’existence s’identifie alors exactement à l’idée de ce que nous concevons comme existant. » H
UME
, Traité de la nature
humaine, 1740.
8-
« La valeur de la vie ne saurait être évaluée. Pas par un vivant, car il est partie, et même objet du litige, et non juge ; pas davantage par un mort, pour une tout autre raison. » N
IETZSCHE
,
Crépuscule des idoles, 1889.
9-
« Si tu vois quelqu’un avec des cheveux blancs et des rides, ne va pas penser qu’il a vécu longtemps : il n’a pas vécu longtemps, il a existé longtemps. » S
ÉNÈQUE
, De la brièveté de la vie, I er s.
10-
« L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles. »
S
PINOZA
, Traité de la réforme de l’entendement, 1677.
11-
« Renoncer à l’étude délivre de l’inquiétude. » L
AO
T
SEU
, Tao
to king, I er s. av. J.-C.
12-
« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. »
P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posthume).
13-
« C’est par l’Un que tous les êtres ont l’existence. » P
LOTIN
,
Énnéades,
IIIe s.
14-
« L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien
16
D i a l o g u e 1 / L e s e n s d e l ’ e x i s t e n c e d’autre que ce qu’il se fait. »
S
ARTRE
, L’existentialisme est un
humanisme, 1945.
15-
« Si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. » S
ARTRE
, L’existentialisme est un
humanisme, 1945.
16-
« Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. » N
IETZSCHE
, Ainsi parlait
Zarathoustra, 1883-1885.
E n r é s u m é . . .
Interroger la vie nous conduit souvent à la problématique du sens. D’abord, parce que vivre, c’est sentir et se sentir : toute vie s’éprouve d’abord, agréable ou désagréable, l’existence est toujours sentiment d’exister. Mais lorsqu’elle est aussi la vie d’un être raisonnable, nous voudrions comprendre, comment, pourquoi et en vue de quoi elle vit. Question qui n’est pas sans importance, car c’est de sa réponse que dépend la valeur de la vie : la vie vaut-elle ou non la peine d’être vécue, et qu’est-ce qui peut lui donner cette valeur ? D’où découle une autre question : sommes-nous maître de notre vie, ou en sommes-nous toujours dépossédé, d’une manière ou d’une autre ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Tristesse : passion caractérisée par le sentiment de peine, de douleur, de manque, sans qu’il ait nécessairement un objet ou une cause assignable.
Désespoir : sentiment de forte tristesse ou d’accablement, avivé par l’absence de solution ou de remède à cette détresse.
Sens : organe de la perception : toucher, ouïe, etc.
Faculté de saisie immédiate, par les organes sensoriels ou par l’intellect : intuition.
Direction d’un mouvement.
Signification d’une action, d’une idée, d’une représentation, etc.
17
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Absurde : ce qui est dépourvu de sens, dont on ne perçoit ni la signification ni le but. Peut désigner ce qui est illogique et contradictoire.
Évidence : proposition qui, d’elle-même, sans qu’il soit besoin de preuves ou d’explications, entraîne ou doit entraîner immédiatement l’adhésion de l’esprit.
Vie : existence d’un être organisé pourvu de fonctions lui permettant de maintenir cette existence : croissance, nutrition, locomotion, etc., et de la reproduire.
Durée de l’existence, allant de la naissance à la mort.
Totalité constituée par des événements et des actions se rapportant à un individu, ou éventuellement à un groupe.
Valeur : ce qui en soi est absolument digne d’estime et de considération. Norme à laquelle il faut absolument se conformer ; critère d’évaluation ou de critique, de nature morale, esthétique ou intellectuelle.
Réalisme : attitude intellectuelle qui se conforme au réel, ou qui prétend s’y conformer. S’oppose à l’idéalisme.
Réalité : désigne le réel, ou le caractère de ce qui est réel.
Contradiction : rapport entre des termes, mots, actions ou idées, tel que l’un étant posé, l’autre est nécessairement exclu.
Principe de contradiction (ou principe de non-contradiction) : principe logique selon lequel il est impossible qu’un même terme, envisagé sous le même point de vue, soit à la fois luimême (A) et son contraire (non-A).
Logique : cohérence d’un raisonnement, absence de contradiction.
Déterminer les conditions de validité des raisonnements est l’un des objets de la logique, science qui a pour fin les jugements par lesquels on distingue le vrai du faux.
Dialectique : processus de pensée qui prend en charge des propositions apparemment contradictoires et se fonde sur ces contradictions afin de faire émerger de nouvelles propositions.
Ces nouvelles propositions permettent de réduire, de résoudre ou d’expliciter les contradictions initiales.
18
2
La maîtrise de l’existence
V
ICTOR
– Tu sais ce que je trouve de plus absurde dans l’existence ?
H
ÉLOÏSE
– Non. Je t’écoute.
Problématique 9 :
Autrui fait-il partie de notre existence ?
(texte p. 93)
Problématiques 1,
2, 3, 7
V
ICTOR
– C’est que je suis là alors que je n’ai rien demandé à personne, on ne m’a pas consulté. Je n’ai pas demandé à naître.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi est-ce absurde ?
V
ICTOR
– Il s’agit de mon existence tout de même !
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– Je me demande ce que je fais là, tout simplement.
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire ?
V
ICTOR
– Pourquoi est-ce qu’on est là ? Tu ne te poses jamais la question ?
H
ÉLOÏSE
– Est-elle indispensable ?
V
ICTOR
– Quand même ! Il faut bien que notre existence ait un sens, sinon elle ne vaut pas la peine d’être vécue.
Glissement de sens
Nous discutions de ce qui cause la naissance, nous sommes passés subrepticement au sens de l’existence, or ces deux problèmes ne sont pas équivalents, même s’ils peuvent être liés. La cause de la naissance ne détermine pas nécessairement le sens de l’existence.
H
ÉLOÏSE
– Comment arrives-tu à une telle conclusion ?
V
ICTOR
– Si on sait pourquoi on est là, notre vie a un sens.
H
ÉLOÏSE
– Et si tu ne sais pas pourquoi tu es là ?
V
ICTOR
– Alors ma vie n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– Pourrait-elle en avoir ?
V
ICTOR
– Non, puisque je dis qu’elle n’en a pas.
H
ÉLOÏSE
– Mais peut-elle en avoir si elle n’en a pas ?
V
ICTOR
– À quoi joues-tu ?
H
ÉLOÏSE
– Je questionne tes propos. Comme d’habitude…
V
ICTOR
– Oui, oui… Je crois que j’ai compris. Elle n’a pas de sens, mais elle pourrait en avoir, c’est cela ?
19
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Penser l’impensable
Emportement
émotionnel
Problématique 2 :
L’existence a-t-elle une raison d’être ?
(texte p. 85)
Problématiques 1,
5, 7
Problématique 1 :
Faut-il donner du sens à l’existence ?
(texte p. 84)
Problématiques 2,
5, 7, 9
Il s’agirait de trouver ce sens. Même si l’idée ne me convainc pas.
En supposant que la vie n’ait pas de sens a priori, l’hypothèse de
trouver néanmoins du sens est envisagée.
H
ÉLOÏSE
– Faisons cette hypothèse.
V
ICTOR
– Oui, mais ce ne serait pas un vrai sens.
À peine une nouvelle piste est ébauchée, sans qu’elle ait été approfondie, une objection survient sous la forme classique du « oui, mais… », comme souvent trop rapide, car elle fait l’économie de l’analyse du « oui » pour se concentrer sur le « mais ».
H
ÉLOÏSE
– Avant d’objecter avec ton « mais », peux-tu m’expliquer le « sens » qu’elle aurait ?
V
ICTOR
– Ce serait un sens qu’on fabrique.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le problème ?
V
ICTOR
– Si on le fabrique, ce ne serait pas le véritable sens de la vie, ce serait illusoire.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Il y aurait d’une part le sens de la vie, telle qu’elle est vraiment, et d’autre part le sens que chacun lui accorde.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi le second serait-il moins vrai ?
V
ICTOR
– Parce que ce serait l’opinion de chacun, une idée subjective ; ce ne serait pas universel, pas objectif.
H
ÉLOÏSE
– Et tu veux que le sens de ta vie soit universel et objectif ?
V
ICTOR
– J’ai l’impression que je me suis laissé piéger.
H
ÉLOÏSE
– Que faisons-nous ?
V
ICTOR
– On dirait qu’il y a deux sens de la vie : un universel, pour tous, et un subjectif, qui concerne chacun en particulier.
H
ÉLOÏSE
– L’un est-il plus réel que l’autre ?
V
ICTOR
– En fin de compte, je ne crois pas. Il y a le sens de la vie en général, que l’on peut expliquer par exemple par la science ou par la religion, qui se disent universelles, et puis le sens de la vie individuelle, que chacun de nous doit se créer, selon ce qu’il veut, ce qu’il peut faire, selon les circonstances, l’environnement ou d’autres facteurs. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
20
D i a l o g u e 2 / L a m a î t r i s e d e l ’ e x i s t e n c e
Suspension du jugement
Achèvement d’une idée
Indétermination du relatif
Problématique 7 :
Sommes-nous maître de notre existence ?
(texte p. 91)
Problématiques 1,
3, 5, 8
Après réflexion, la primauté du réalisme de l’universel s’efface, permettant d’articuler un dualisme du « sens de la vie ».
La distinction entre les deux « sens de la vie », entre « l’universel » et « l’individuel » a été explicitée.
H
ÉLOÏSE
– Toute vie a-t-elle un sens ?
V
ICTOR
– Oui, je viens de te le démontrer.
H
ÉLOÏSE
– Il n’est pas possible de penser qu’une vie soit dépourvue de sens ?
V
ICTOR
– Tout dépend, chacun peut penser ce qu’il veut, un point c’est tout !
La question sur la possibilité d’une absence de sens est éludée par le biais d’une proposition relativiste dépourvue de contenu.
H
ÉLOÏSE
– Si chacun peut penser ce qu’il veut, quelles sont les conséquences sur le problème du sens ?
V
ICTOR
– Rien ! Chacun pense ce qu’il veut, c’est tout !
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, toute vie a-t-elle nécessairement un sens ?
V
ICTOR
– Oui, la vie peut avoir un sens, puisque chacun pense ce qu’il veut, chacun fait ce qu’il veut de sa vie.
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
H
ÉLOÏSE
– Est-ce que tu réponds à ma question ?
V
ICTOR
– On croirait que tu ne m’écoutes pas ! Oui, je t’ai répondu.
H
ÉLOÏSE
– Tu saurais répéter ma question ?
V
ICTOR
– Tu me demandes si toute vie a nécessairement un sens.
H
ÉLOÏSE
– Et que m’as-tu répondu ?
V
ICTOR
– Ça y est ! J’ai compris. En te répondant que toute vie pouvait avoir un sens, je n’ai pas répondu à ta question.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– Oui, si elle peut en avoir un, elle peut aussi ne pas en avoir. Alors elle n’a pas nécessairement un sens.
H
ÉLOÏSE
– Et pourquoi une vie spécifique n’aurait-elle pas de sens ?
V
ICTOR
– Elle n’a pas de sens si on ne lui en trouve pas.
H
ÉLOÏSE
– Peut-elle avoir un sens sans qu’on le sache ?
V
ICTOR
– Je n’en sais rien. Parfois oui et parfois non.
21
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Incertitude paralysante
Problématique 9 :
Autrui fait-il partie de notre existence ?
(texte p. 93)
Problématiques 1,
2, 7
Perte de l’unité
Opinion reçue
Introduction d’un concept opératoire
Par impossibilité de trancher, la réflexion s’interrompt. Il serait utile d’étayer chacune des deux hypothèses, afin de trancher ultérieurement ou d’articuler une problématique.
H
ÉLOÏSE
– Tu m’éclaires vraiment !
V
ICTOR
– Je ne sais pas trop quoi dire.
H
ÉLOÏSE
– Peux-tu justifier le oui ou le non ?
V
ICTOR
– Pour le oui, c’est facile.
H
ÉLOÏSE
– Explique-moi cela.
V
ICTOR
– On a toujours besoin des autres. Notre vie n’a de sens que par rapport aux autres. C’est la relation avec les proches qui est le plus important dans la vie. C’est en tout cas ce que dit une amie de ma mère.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
On ne voit pas en quoi cette hypothèse explique que la vie « peut avoir un sens sans qu’on le sache ».
Cette hypothèse peut en soi être porteuse, mais il s’agirait de l’approfondir, de l’argumenter, car il ne suffit pas d’en mentionner l’auteur pour la clarifier ou la justifier.
H
ÉLOÏSE
– Que dit-elle plus précisément ?
V
ICTOR
– Elle dit que tout ce qu’elle fait, elle le fait pour ses enfants, car s’il n’y avait qu’elle, elle ne verrait pas l’intérêt de vivre. D’après ma mère, elle a eu une vie difficile, et elle se sacrifie pour ses enfants : tout ce qu’elle fait, elle prétend le faire pour eux.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi « prétend » ?
V
ICTOR
– Parce que je la trouve plutôt gourmande pour quelqu’un qui se sacrifie. Elle mange tout le temps des gâteaux ou des sucreries.
H
ÉLOÏSE
– Où est le problème ?
V
ICTOR
– La personne qui se sacrifie le fait par devoir, pour les autres, alors que la gourmandise, c’est plutôt le plaisir, et pour soi. On ne cherche pas la même chose dans les deux cas.
Le concept de « sacrifice », qui sert à donner du sens à sa vie à travers « les autres », a été explicité en avançant l’antinomie entre
« devoir » et « plaisir ».
H
ÉLOÏSE
– Pense-t-elle que sa vie a un sens d’après ce que tu connais d’elle ?
V
ICTOR
– Oui, pour ses enfants, ou grâce à ses enfants.
22
D i a l o g u e 2 / L a m a î t r i s e d e l ’ e x i s t e n c e
Problématique 5 :
L’existence est-elle subordonnée à la conscience ? (texte p. 88)
Problématiques 1,
6, 7, 9
Introduction d’un concept opératoire
Alibi du nombre
H
ÉLOÏSE
– Mais te rappelles-tu ce que tu devais justifier ?
V
ICTOR
– Que notre vie a un sens sans que nous le sachions.
H
ÉLOÏSE
– Alors ?
V
ICTOR
– Je m’explique. Notre vie peut avoir un sens pour les autres et pas pour nous, mais alors notre vie n’a pas de sens, puisque ce qui a du sens ce n’est pas notre vie : elle ne nous appartient plus. Si elle a du sens, c’est pour les autres, pas pour elle-même. Ainsi, la vie de cette femme n’a pas de sens, tandis qu’elle croit qu’elle en a.
Elle ne vit pas vraiment : elle vit par personne interposée, elle n’a pas conscience de la valeur de sa propre existence. ➝
C
ITATIONS
11
ET
12
L’idée que notre vie doit « nous appartenir », comme condition du sens, est justifiée par le fait que le sens ne peut être que pour soi.
Prise de position qui doit simplement être consciente d’elle-même et de ses conséquences.
H
ÉLOÏSE
– C’est cela que nous cherchions ?
V
ICTOR
– C’est le contraire : nous nous demandions si notre vie pourrait avoir un sens sans que nous le sachions, et nous trouvons que nous pouvons croire qu’elle a un sens, alors qu’elle n’en a pas. C’est pas mal, non ?
H
ÉLOÏSE
– Notre vie doit donc nous appartenir ?
V
ICTOR
– Évidemment, sinon ce n’est plus une vie.
H
ÉLOÏSE
– La fourmi qui travaille avec toutes les autres
à la fourmilière, est-elle en vie ?
V
ICTOR
– Ce n’est pas pareil du tout.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– Un être humain et une fourmi, cela n’a rien strictement rien à voir. Tous les philosophes le disent.
La quantité d’individus qui soutiennent une idée ne la légitime en rien, surtout lorsqu’il est question d’une entité aussi vague, voire absurde, que celle de « tous les philosophes » : il s’en trouvera toujours au moins un pour faire exception…
H
ÉLOÏSE
– Que disent-ils, tous ces philosophes ?
V
ICTOR
– Déjà, ils philosophent, et pas les fourmis.
H
ÉLOÏSE
– Faudrait-il philosopher pour vivre ?
V
ICTOR
– Je n’ai pas dit ça ! Tu veux toujours me faire dire ce que je n’ai pas dit.
23
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 6 :
Suffit-il de vivre pour exister ? (texte p. 89)
Problématiques 1,
2, 4, 5, 9
Problématique accomplie
H
ÉLOÏSE
– Qu’affirmes-tu alors ?
V
ICTOR
– Je n’affirme rien : je ne suis pas sûr.
H
ÉLOÏSE
– Faut-il être nécessairement sûr pour affirmer ?
V
ICTOR
– Pas toujours, non. Je crois que la vie d’une fourmi et celle d’un être humain, c’est différent.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est la différence ?
V
ICTOR
– Parfois, je me demande pourquoi je devrais te répondre.
H
ÉLOÏSE
– Parce que tu m’aimes bien…
V
ICTOR
– Très drôle. Pourtant, je vais te répondre. La différence entre la vie d’une fourmi et celle d’un humain est que ce dernier se pose des questions, il doit réfléchir et décider de sa propre vie. Il est plus libre que l’animal.
H
ÉLOÏSE
– Et le sens dans tout cela ?
V
ICTOR
– Justement, comme on doit décider, parfois, ça a du sens, et parfois, ça n’en a pas. Alors que la fourmi, elle vit tout simplement.
H
ÉLOÏSE
– Sa vie n’a donc pas de sens ?
V
ICTOR
– Ce n’est que pour les hommes qui l’observent que la vie de la fourmi a du sens ou n’en a pas. La fourmi se fiche du sens : elle est une fourmi, elle mange, elle travaille, elle se reproduit, un point c’est tout. D’une certaine manière, sa vie ne lui appartient pas. Mais enfin, je connais pas mal de gens qui vivent plutôt de cette manière. Du coup, je me dis que le sens n’est pas nécessaire à la vie, même à celle de l’être humain. Ou alors la vie a en soi un sens, un sens général que nous ne saisissons pas nécessairement.
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
La nécessité du « sens » a été problématisée, selon la perspective d’une vie singulière ou de la vie en général.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. » P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posthume).
24
D i a l o g u e 2 / L a m a î t r i s e d e l ’ e x i s t e n c e
2-
« Il faut que l’être se subordonne à une existence extérieure afin d’y trouver la source de sa propre stabilité. » C
OMTE
,
Système de politique positive, 1851-1854.
3-
« La vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. » N
IETZSCHE
, Le Livre du philosophe,
1904 (posthume).
4-
« D’après le « principe de la raison suffisante […], aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pour qu’il en soit ainsi et non pas autrement. » L
EIBNIZ
, La Monadologie, 1721
(posthume).
5-
« La vraie biologie n’a nullement pour objet la connaissance individuelle de l’homme, mais seulement l’étude générale de la vie, envisagée surtout dans l’ensemble des êtres qui en jouissent. » C
OMTE
, Système de politique positive, 1851-1854.
6-
« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
7-
« La vie ouvre une vaste carrière à qui sait bien l’ordonner. »
S
ÉNÈQUE
, De la brièveté de la vie, I er s.
8-
« […] Des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même. » L
EIBNIZ
, La Monadologie,
1721 (posthume).
9-
« L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » S
ARTRE
,
L’existentialisme est un humanisme, 1945.
10-
« Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme autrui en objet et le nie. » M
ERLEAU
-P
ONTY
, Phénoménologie de
la perception, 1945.
11-
« Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. »
B
ERGSON
, L’Évolution créatrice, 1907.
12-
« La conscience est […] ce qu’il y a de moins accompli et de plus fragile en elle [la vie]. » N
IETZSCHE
, Le Gai Savoir, 1883.
13-
« […] Seul celui qui n’est pas exclusivement accaparé par la lutte pour l’existence peut sagement apprécier la vie. » L
AO
T
SEU
, Tao to king, I er s. av. J.-C.
25
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
14- «
L’homme ne peut accéder à l’universel que parce qu’il existe au lieu de vivre seulement. » M
ERLEAU
-P
ONTY
, Sens et
Non-Sens, 1948.
E n r é s u m é . . .
La vie possède-t-elle en elle-même son sens, ou faut-il le lui conférer ? Le sens est-il déjà là, positif, substantiel, ou bien est-ce à nous de le produire, à travers un acte subjectif ?
Lorsque nous donnons un sens à notre vie, nous sommes partie prenante : c’est un vivant qui lui confère ce sens, et c’est en vivant qu’il le découvre ou l’invente. Mais cela suffit-il à nous garantir contre les illusions ? D’autre part, ce sens est-il transcendant, se trouve-t-il quelque part hors de la vie même ?
Se pose aussi le problème du rapport à l’autre, le lien avec ce que nous ne sommes pas, dont pourtant nous dépendons pour vivre. Vivons-nous pour nous-même ou pour ce qui est autre ?
Sommes-nous un être singulier ou une partie d’un tout ? Se poser ces questions, délibérer sur la vie, fait essentiellement humain, signifie peut-être s’approprier son existence.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Illusion : apparence qui trompe par son aspect séduisant ou vraisemblable, et qui n’est pas dissipée par la découverte de son caractère erroné.
Opinion : pensée particulière, en ce qu’elle a de plus immédiat et de non réfléchi (acception philosophique). Conviction personnelle plus ou moins fondée (acception courante).
Singulier : qui se rapporte exclusivement à un seul élément d’un ensemble. Synonyme : unique.
Universel : qui se rapporte sans exception à tous les éléments d’un ensemble donné. Exemples : attraction universelle (tous les corps pesants), suffrage universel (tous les citoyens)
Peut désigner également un attribut commun à un ensemble donné, pris comme réalité en soi.
26
D i a l o g u e 2 / L a m a î t r i s e d e l ’ e x i s t e n c e
Objectif : ce qui appartient à l’objet en lui-même, en sa réalité propre, hors de l’esprit qui le pense. Dénué de préjugé ou de parti pris.
Peut être employé au sens de réel ou de scientifique.
Subjectif : qui appartient au sujet, désignant en général l’homme, soit en tant que personne douée de sensations, de sentiments, soit en tant qu’esprit raisonnant.
Qualifie la connaissance ou la perception d’un objet, réduite ou modifiée par la nature du sujet.
En opposition à objectif, prend le sens de partial ou de partiel.
Peut prendre aussi le sens péjoratif d’illusoire ou d’infondé.
Réel (du latin res = chose) : ce qui est une chose ou de l’ordre des choses, de l’objet existant en soi, par opposition à ce qui n’est qu’une représentation, une idée ou une simple possibilité d’être.
Vérité : conformité de la pensée avec elle-même ou de la connaissance avec le réel.
Transcendant : qualifie ce qui se trouve placé en dehors ou audelà d’une réalité donnée. Souvent employé, en un sens restreint, comme ce qui est à la fois supérieur et extérieur à la réalité sensible donnée dans l’expérience, ou cause de cette dernière. Exemples : âme, Dieu.
Excellent, sublime.
Immanent : qualifie ce qui se trouve placé à l’intérieur d’une réalité donnée. Ce qui agit en elle ou la meut, sans dépendre d’une action extérieure. Exemple : le sujet est la cause immanente de ses actes.
Réflexion : opération intellectuelle par laquelle la pensée, s’abstrayant de toute adhésion au concret, fait retour sur ellemême et sur ses actes.
Liberté : faculté de l’être humain le rendant capable d’accomplir des choix de façon autonome, selon sa nature, sa volonté, sa raison ou ses désirs. Pouvoir de délibérer consciemment sur les motifs et les priorités des choix en question. Peut s’appliquer de façon restreinte à l’animal : liberté de mouvement, voire à un objet : chute libre, roue libre.
27
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
3
Penser la mort
V
ICTOR
– Tu sais que nous avons oublié quelque chose de très important dans notre discussion sur la vie.
H
ÉLOÏSE
– Quoi donc ?
V
ICTOR
– Tu ne vois pas ?
H
ÉLOÏSE
– Je ne sais pas à quoi tu penses. À l’art, par exemple, qui est l’expression de la vie…
V
ICTOR
– Pas du tout. Plus important : la mort, tiens !
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi est-ce si important ?
V
ICTOR
– Parce que la vie et la mort, ça va ensemble.
Si elles vont ensemble, elles sont tout autant en contradiction, contradiction qu’il s’agirait de ne pas gommer.
Illusion de synthèse
Problématique 10 :
La vie s’oppose-t-elle
à la mort ? (texte p. 94)
Problématique 11
Certitude dogmatique
Fausse
évidence
H
ÉLOÏSE
– Je croyais qu’elles s’opposaient !
V
ICTOR
– Ce qui s’oppose va ensemble, non ?
H
ÉLOÏSE
– Et comment ces deux-là vont-elles ensemble ?
V
ICTOR
– Dès que l’on meurt, on ne vit plus.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Est-ce une proposition incontestable ?
V
ICTOR
– Oui, quand même. Il y a des limites à ce que l’on peut dire ou contredire.
H
ÉLOÏSE
– Et là, aucune possibilité de contradiction ?
V
ICTOR
– Non.
Une position catégorique est tenue, qui n’envisage plus aucune possibilité de problématisation.
H
ÉLOÏSE
– Ne connais-tu aucun moyen de soutenir l’idée d’une vie éternelle ?
V
ICTOR
– Si, mais c’est autre chose. C’est une croyance, de la religion.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– La croyance n’a rien à voir avec la philosophie.
La philosophie peut-elle réellement faire l’économie d’une croyance ou d’une autre ? Rien n’est moins sûr, et il faudrait justifier une telle idée.
28
D i a l o g u e 3 / P e n s e r l a m o r t
Indétermination du relatif
Problématique 11 :
La mort marque-t-elle le terme de l’existence ? (texte p. 95)
Problématiques 6,
10, 12
Exemple inexpliqué
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Parce qu’on ne se pose plus de questions. On répète simplement ce que d’autres ont déjà dit. Cette idée ne vient pas de nous, elle n’est pas personnelle.
H
ÉLOÏSE
– En quoi est-ce un problème ?
V
ICTOR
– Après tout, pourquoi pas ! L’explication qu’on donne à notre vie et à notre mort peut bien venir de quelqu’un d’autre.
H
ÉLOÏSE
– Alors, peut-on vivre après la mort ?
V
ICTOR
– On vient de le dire, cela dépend de chacun.
Si « cela dépend de chacun », il est nécessaire de montrer ou d’expli quer comment s’articule cette dépendance.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– Ça dépend du sens qu’on donne aux choses.
H
ÉLOÏSE
– Pourrais-tu être plus précis ?
V
ICTOR
– Ça dépend du sens qu’on donne à la mort et à la vie.
H
ÉLOÏSE
– Sur quoi porterait la différence ?
V
ICTOR
– Si vivre c’est uniquement le corps, si c’est biologique, on meurt et il n’y a plus de vie. Mais si c’est autre chose, peut-être vit-on encore.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– Mais quelle est cette autre chose qui nous ferait vivre après la mort ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas moi, il y a des tas d’explications !
H
ÉLOÏSE
– Décidément, tu as du mal à t’exprimer aujourd’hui…
V
ICTOR
– Tu sais, ces idées ne sont pas les miennes.
H
ÉLOÏSE
– En quoi cela nous concerne-t-il ?
V
ICTOR
– Et ce n’est plus très scientifique !
H
ÉLOÏSE
– Crois-tu que la question du sens de la vie et de la mort soit un problème scientifique ?
V
ICTOR
– Bon, oublie tout ça.
H
ÉLOÏSE
– Alors que proposes-tu pour avoir la vie éternelle ?
V
ICTOR
– L’âme, par exemple.
L’exemple de l’âme mériterait d’être développé, sans quoi nous ignorons à quoi il sert.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec la vie éternelle ?
29
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 13 :
La mort peut-elle avoir un sens ? (texte p. 98)
Problématiques 8,
10, 11, 12, 14
Difficulté
à problématiser
Problématique 12 :
Peut-on ignorer la mort ? (texte p. 96)
Problématiques 3,
11, 13, 14, 15, 16
Problématique accomplie
V
ICTOR
– On dit que l’âme ne meurt pas, elle ne peut pas se désagréger comme le corps. Elle survit au corps.
Elle trouve même sa véritable vie lorsqu’elle s’en
échappe. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
H
ÉLOÏSE
– Que se passe-t-il ?
V
ICTOR
– Les chrétiens disent que l’âme va en enfer ou au paradis, les hindous disent qu’elle revient dans un autre corps.
H
ÉLOÏSE
– Et toi, qu’en penses-tu ?
V
ICTOR
– Bof ! Ce sont des croyances religieuses…
Tous les éléments d’une problématique sur « La mort est-elle la fin de la vie ? » sont en place, mais la réalisation n’en est pas effectuée.
H
ÉLOÏSE
– Peut-être, mais quelles sont les conséquences de ces croyances ?
V
ICTOR
– C’est une culture différente.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que cette culture change pour celui qui y est immergé ?
V
ICTOR
– C’est sûr que son idée de la vie n’est pas pareille.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce qui change ?
V
ICTOR
– Peut-être que si on est éternel, on craindra moins la mort, puisque ce n’est pas la fin de tout et qu’on peut aller au paradis ; mais on peut aussi dire que si on est éternel, on craindra encore plus la mort, puisque ce que nous faisons durant notre vie actuelle aura des conséquences éternelles. L’enfer ou le paradis pour toujours, c’est lourd de conséquences !
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
Le rapport entre « vie éternelle » et « crainte de la mort » a été problématisé.
H
ÉLOÏSE
– Et toi, qu’en penses-tu ?
V
ICTOR
– Je pense que nous mourrons, mais en même temps nous ne mourrons pas tout à fait.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Je suis indécis. Je ne suis pas sûr de moi.
H
ÉLOÏSE
– Comment le problème se pose-t-il ?
V
ICTOR
– J’allais proposer quelque chose, mais ça a l’air un peu idiot.
30
D i a l o g u e 3 / P e n s e r l a m o r t
Concept indifférencié
Problématique 14 :
Notre mort nous appartient-elle ?
(texte p. 99)
Problématiques 5,
9, 10, 11, 17, 18
Perte de l’unité
Fausse
évidence
H
ÉLOÏSE
– Dis-le toujours ! Nous verrons bien.
V
ICTOR
– Je pensais au souvenir, à la mémoire.
De quelle « mémoire » s’agit-il ? En quoi change-t-elle les données du problème sur la vie et la mort ?
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec la mort ?
V
ICTOR
– Une fois qu’on est mort, si les autres se souviennent de nous, même si on a disparu, on n’est pas tout à fait mort.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
H
ÉLOÏSE
– Mais est-on vivant ?
V
ICTOR
– C’est ça qui m’ennuie. Non, on n’est pas vivant, puisqu’on est mort.
H
ÉLOÏSE
– Alors pourquoi disais-tu qu’on ne meurt pas tout à fait ?
V
ICTOR
– Je t’ai dit que ce n’était pas extraordinaire comme idée. C’est toi qui m’as forcé à parler.
H
ÉLOÏSE
– Ne vas-tu pas un peu trop vite ?
V
ICTOR
– Comment ça ?
H
ÉLOÏSE
– Reprends ton idée un instant, avant de l’abandonner.
V
ICTOR
– Finalement, elle ne me plaît pas tellement.
À force d’hésitations, le fil de la pensée devient flou. Mieux vaut poursuivre une idée jusqu’au bout, afin de vérifier où elle mène, même si elle nous paraît incertaine.
H
ÉLOÏSE
– Faut-il qu’une idée nous plaise pour l’étudier ?
V
ICTOR
– Non, pas spécialement, mais si on n’y croit pas du tout !
H
ÉLOÏSE
– Tu m’avais dit que la croyance n’avait rien à voir avec la philosophie !
V
ICTOR
– Mais là ce n’est pas pareil !
H
ÉLOÏSE
– En quoi est-ce différent ?
V
ICTOR
– C’est ma croyance à moi. Ce n’est pas une religion. C’est de mes idées qu’il s’agit.
L’opposition entre « nos croyances » et celles de la religion qui ne sont pas « les nôtres » demande à être justifiée. Car, par exemple,
« nos croyances » n’émanent pas nécessairement de nous-même, mais des opinions courantes.
H
ÉLOÏSE
– Essayons… Juste pour voir, d’accord ?
31
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Emportement
émotionnel
Problématique 18 :
La réalité du temps se réduit-elle au pré sent ? (texte p. 103)
Problématiques 5,
6, 11, 14, 19
Introduction d’un concept opératoire
V
ICTOR
– Si ça peut te faire plaisir.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi disais-tu que grâce à la « mémoire » on ne meurt pas tout à fait ?
V
ICTOR
– Je te l’ai expliqué : si on reste dans la mémoire des autres, on est encore un peu là.
H
ÉLOÏSE
– Est-on vivant ?
V
ICTOR
– Je n’ai pas dit cela !
H
ÉLOÏSE
– Est-on mort ?
V
ICTOR
– Oui, je te l’ai dit.
H
ÉLOÏSE
– Alors je ne comprends pas : pourquoi affirmes-tu qu’on ne meurt pas tout à fait, si on meurt et qu’on n’est pas vivant ?
V
ICTOR
– Ce n’est pas pareil.
Affirmer que ce n’est pas pareil ne suffit pas : en quoi ces deux idées se distinguent-elles ?
H
ÉLOÏSE
– Je suis perdue ! Qu’est-ce qui n’est pas pareil que quoi ?
V
ICTOR
– Ne pas être totalement mort et être vivant.
C’est difficile à expliquer, mais je sais ce que je dis.
D’ailleurs tu comprends très bien, toi aussi.
H
ÉLOÏSE
– Tentons quand même d’élucider ce mystère, tu veux bien ?
V
ICTOR
– Allons-y gaiement !
H
ÉLOÏSE
– Bien, précise ta pensée.
V
ICTOR
– J’ai trouvé ! Être vivant, c’est être là, c’est être présent sur terre. C’est le présent qui compte, ce qui se passe maintenant. Or, être mort, c’est ne plus être là, c’est disparaître. D’ailleurs, on dit parfois « un disparu » lorsqu’on parle d’un mort.
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
Définir « être vivant » par « être là » permet de distinguer la vie de la mort.
H
ÉLOÏSE
– Oui…
V
ICTOR
– Quoi « oui… » ?
H
ÉLOÏSE
– Il m’en manque un bout, non ?
V
ICTOR
– Comment cela ?
H
ÉLOÏSE
– Tu ne m’as pas expliqué le « pas tout à fait mort », dans le cadre de ta nouvelle hypothèse.
32
D i a l o g u e 3 / P e n s e r l a m o r t
Achèvement d’une idée
Problématique 19 :
Le passé peut-il demeurer présent ?
(texte p. 104)
Problématiques 5,
6, 9, 11
V
ICTOR
– C’est facile. Si on est mort et que les autres se souviennent de nous, on a disparu, mais on est encore un peu là dans l’esprit des autres. Donc on n’est pas tout
à fait mort, mais pas vivant non plus.
Grâce au concept d’« être là », le concept de « mémoire » permet d’expliquer comment on peut être encore vivant même lorsqu’on est mort.
H
ÉLOÏSE
– Que signifie « vivant », dans ton nouveau lexique ?
V
ICTOR
– Je te l’ai dit : être là.
H
ÉLOÏSE
– Si on se souvient des morts, ne sont-ils pas encore là ?
V
ICTOR
– Si.
H
ÉLOÏSE
– Ne sont-ils pas vivants ?
V
ICTOR
– Non, ils ne sont pas vivants, parce qu’il y a
« vivant » et « vivant » !
H
ÉLOÏSE
– Et si l’un des « vivants » signifie « être là », que signifie l’autre « vivant » ?
V
ICTOR
– Le premier a la vie, il bouge, il est là physiquement, quoi !
H
ÉLOÏSE
– Et l’autre ?
V
ICTOR
– C’est le souvenir qu’on laisse derrière soi.
H
ÉLOÏSE
– Résume-moi ce qui les distingue.
V
ICTOR
– C’est clair. Dans un cas, grâce à la mémoire, on est là moralement, dans l’autre cas, on est présent physiquement. C’est vrai que ce n’est pas pareil. Ce sont deux manières d’être vivant.
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Le contraire de la vie n’est pas le néant, mais la mort. »
L
AVELLE
, La Conscience de soi, 1946.
2-
« Car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »
Ancien Testament, Genèse,
VIIIe
-
IXe av. J.-C.
3-
« Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
33
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
4-
« Celui qui meurt sans cesser d’être a acquis l’immortalité. »
L
AO
T
SEU
, Tao Te King, I er s. av. J.-C.
5-
« Nous atteindrons ainsi la pureté [par la mort], étant affranchis de la déraison du corps. » P
LATON
, Phédon,
IVe s. av. J.-C.
6-
« […] Quand le corps a péri, l’âme […] a péri avec lui, dans la même décomposition. » L
UCRÈCE
, De la nature,
Ier s. av. J.-C.
7-
« Il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. »
É
PICURE
, Lettre à Ménécée,
IIIe s. av. J.-C.
8-
« Si la mort est comme un passage d’ici-bas dans un autre lieu, et s’il est vrai, comme on le dit, que tous les morts y sont réunis, peut-on, juges, imaginer un plus grand bien ? » P
LATON
,
Apologie de Socrate,
IVe s. av. J.-C.
9-
« Cet être cher, […], ce n’est pas lui que nous pleurons, c’est nous-mêmes. » L
ABORIT
, Éloge de la fuite, 1976.
10-
« Le mal qui nous effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous puisque lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est là, nous n’existons plus. » É
PICURE
, Lettre à
Ménécée,
IIIe s. av. J.-C.
11-
« C’est du seul présent […] que l’on peut être privé, puisque c’est le seul présent qu’on a et qu’on ne peut perdre ce qu’on n’a point. » M
ARC
A
URÈLE
, Pensées pour moi-même,
IIe s.
12-
« Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. » S
AINT
A
UGUSTIN
, Les Confessions, 397-401.
13-
« Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. » S
ARTRE
, La Nausée, 1938.
14-
« La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux. » D
IDEROT
, Encyclopédie, 1751-1772.
E n r é s u m é . . .
Sans doute la pensée de la mort peut-elle éclairer la question du sens de la vie. La mort est la fin de la vie car elle en marque le terme, mais peut-être aussi en un autre sens : en ce
34
D i a l o g u e 3 / P e n s e r l a m o r t que l’existence ne peut se penser qu’en référence à la mort.
Sans être le but de la vie, ni même nécessairement sa fin, la mort ne se laisse pas éluder, pourtant elle est ce qui doit absolument être pris en considération.
Les religions proposent souvent un au-delà de la mort, une autre vie. La mort serait un nouveau début. Est-ce seulement une façon de nier la mort ? Le souvenir en est-il une autre ?
Au-delà des questions de foi, comment comprendre d’où naît ce désir d’immortalité ? Peut-on éviter les dissensions et les conflits entre les différents types d’explications de ce qui reste avant tout un mystère ? À moins de porter une confiance aveugle à la science, pour qui le corps explique tout.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Nature : opposée à culture ou à l’artifice, toute réalité du monde qui ne doit pas son existence à l’invention et au travail humain. Opposée à liberté, le monde dans sa totalité, en tant que l’on découvre en lui un déterminisme ou au moins un ordre et une cohérence. Ce qui dans un être échappe à son libre-arbitre. Ce qui définit l’essence d’une chose.
Culture : opposée à nature, tout ce qui est créé par l’homme dans le cadre historique et social. Ensemble de règles ou de normes instituées collectivement par une société ou un peuple.
En un sens plus étroit, processus de formation du jugement et du goût.
Croyance : acte de confiance, conduisant à tenir pour vrai, pour bon ou pour juste une proposition ou un être. Doit être opposée au savoir, en ce que celui-ci résulte d’une connaissance rationnelle de l’objet.
Religion : phénomène social impliquant à la fois des activités, des relations, des croyances et des institutions, mettant en relation l’individu comme le groupe avec une dimension sacrée, par exemple un principe spirituel ou une force surnaturelle.
Mystère : terme d’origine religieuse désignant ce qui reste impénétrable à la raison humaine, une vérité inaccessible.
35
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Souvenir : contenu de pensée en tant qu’il est rappelé à la conscience soit de façon spontanée, soit au prix d’un travail ou d’un acte volontaire.
Mémoire : faculté mentale permettant de rappeler à la conscience un contenu, une représentation l’ayant affectée antérieurement.
Éternité : caractère de ce qui n’a aucune relation avec le temps, de ce qui échappe à toute détermination temporelle.
Immortalité : caractère de ce qui ne meurt pas. Désigne une durée, fût-elle indéfinie.
Métempsychose : doctrine enseignant la survivance de l’âme au corps et sa réincarnation dans d’autres corps, humains ou non. Le terme peut désigner parfois le phénomène de réincarnation lui-même.
Hypothèse : énoncé ou idée admis à titre provisoire, pour servir de point de départ à des réflexions ou des raisonnements ultérieurs.
Problématique : formulation d’une série de questions ou d’hypo thèses reliées entre elles, propres à faire surgir un problème fondamental ; ensemble qui représente la difficulté globale et les enjeux d’une réflexion donnée. Question ou proposition de nature paradoxale qui soulève un problème de fond.
Critique : qui n’accepte pas sans examen un énoncé, un fait ou une idée, mais exerce à son propos sa faculté de discernement.
Dans une acception objective : analyse ; dans une acception péjorative : reproche.
4
L’existence et la vie
V
ICTOR
– Tu sais, j’ai continué à réfléchir, à la suite de notre discussion de l’autre jour.
H
ÉLOÏSE
– Et quelle idée merveilleuse a germé ?
Problématique 16 :
Peut-on échapper au temps ? (texte p. 101)
Problématiques 5,
11, 12, 18
V
ICTOR
– Tu vas rire, bien sûr, mais j’ai trouvé une autre manière d’être vivant.
H
ÉLOÏSE
– Quel est l’intérêt particulier de cette nouvelle définition de la vie ?
V
ICTOR
– Tu vas être surprise !
H
ÉLOÏSE
– Surprends-moi, je n’en attends pas moins.
V
ICTOR
– Avec cette définition, on ne peut plus jamais mourir complètement, on peut seulement mourir plus ou moins.
H
ÉLOÏSE
– Tu me tiens en haleine : je suis impatiente de savoir comment tu accomplis de tels prodiges.
V
ICTOR
– Voilà ! Ce que tu as fait durant ton existence ne peut jamais être effacé lorsque tu n’existes plus, même si personne ne se souvient de ton existence.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Où veux-tu en venir ?
V
ICTOR
– Comment ça ?
H
ÉLOÏSE
– C’est tout ?
V
ICTOR
– Tu ne vois pas les conséquences d’une telle idée ?
H
ÉLOÏSE
– Peut-être, mais donne-moi plutôt ton interprétation.
V
ICTOR
– Elle sera identique à la tienne.
H
ÉLOÏSE
– Nous verrons bien.
V
ICTOR
– Si tu veux. Moi, je dis que si les marques de ton existence ne peuvent pas être effacées, personne ne meurt, puisqu’il reste toujours quelque chose de l’existence après la mort de chacun.
On ne peut pas affirmer simultanément « personne ne meurt » et sous-entendre que « chacun meurt », à moins de fournir deux sens distincts de « mourir ».
Paralogisme
37 36
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Achèvement d’une idée
Problématique 11 :
La mort marque-t-elle le terme de l’exis tence ? (texte p. 95)
Problématiques 7,
8, 10, 19
Introduction d’un concept opératoire
H
ÉLOÏSE
– Ne vois-tu pas là une contradiction ?
V
ICTOR
– Pas du tout. Où ça ?
H
ÉLOÏSE
– Tu dis « personne » ne meurt, et « après la mort ». Ça ne va pas ensemble, non ?
V
ICTOR
– Tu as raison : il y a deux sens à « vivre », mais il y a aussi deux sens à « mourir ».
H
ÉLOÏSE
– D’accord.
V
ICTOR
– Je développe. Notre existence biologique s’arrête et nous mourons. Mais nos actions sont éternelles, elles ne pourront jamais être effacées, et c’est en ce sens que nous ne mourrons pas.
Le sens double de mourir, qui se fonde sur la distinction entre deux sens de la vie, comme « existence biologique » et comme « actions posées », permet d’expliquer pourquoi « nous mourons et ne mourons pas ».
H
ÉLOÏSE
– Dans ce second cas de figure, qu’est-ce que l’existence ?
V
ICTOR
– L’existence est ici la somme de nos actes, tout ce que nous accomplissons, tout ce que nous avons accompli. Ce n’est plus simplement « être là », comme je le disais tout à l’heure. Mais les deux sont liés, car je suis aussi présent à travers mes actes, présents ou passés.
H
ÉLOÏSE
– Et la mort ?
V
ICTOR
– En fait, l’existence biologique, je préfère maintenant la nommer la vie. L’existence, c’est plutôt ce que nous faisons. Ainsi la mort s’oppose totalement à la vie, mais pas totalement à l’existence. Car nos actions restent pour toujours.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
La distinction entre « existence » et « vie » permet de préciser le rapport problématique de l’homme à la mort.
H
ÉLOÏSE
– Je comprends mieux. Et ton idée d’exister
« plus ou moins » ?
V
ICTOR
– Moi, j’ai dit ça ?
H
ÉLOÏSE
– Oui ! Tu disais qu’« on ne peut pas mourir complètement, mais seulement plus ou moins ».
V
ICTOR
– Ah oui, pas complètement… Mais c’est de
« mourir plus ou moins » que je parlais. Pas de vivre « plus ou moins » : ce n’est pas possible ; on vit ou on meurt.
38
D i a l o g u e 4 / L’ e x i s t e n c e e t l a v i e
Incertitude paralysante
Problématique 20 :
L’avenir est-il indéterminé ? (texte p. 106)
Problématiques 4,
9, 16, 21
Perte de l’unité
Glissement de sens
H
ÉLOÏSE
– Je n’ai pas dit vivre, qui a pour toi un sens uniquement biologique, mais exister : j’ai respecté ta nouvelle définition.
V
ICTOR
– Oui, mais je n’ai pas dit non plus « exister plus ou moins ».
H
ÉLOÏSE
– Mais si on « meurt plus ou moins », n’existet-on pas plus ou moins ?
V
ICTOR
– Je n’en suis pas sûr.
L’incertitude ne produit rien en soi. Il n’est pas nécessaire d’être certain d’une idée pour l’analyser. L’important est d’approfondir l’hypothèse, ou d’argumenter contre elle.
H
ÉLOÏSE
– Mais si on ne meurt pas vraiment, que faiton pendant ce temps ? Qu’est-ce qui empêche la mort ?
V
ICTOR
– Oui, dans le fond, tu dis vrai. Si on ne meurt pas totalement, c’est qu’on existe encore un peu. À travers nos actions et ce qu’elles ont produit, comme je te l’ai dit.
H
ÉLOÏSE
– Mais pourquoi « plus ou moins » ?
V
I C TO R
– Pourquoi penses-tu que tout le monde cherche à être célèbre ? On cherche la gloire pour être connu, pour être célèbre, passer à la postérité. Par exemple on veut passer à la télé, comme si c’était ça qui pouvait nous rendre heureux.
➝
C
ITATIONS
5
ET
6
Quel rôle joue la quête de « célébrité » dans le « exister plus ou moins » ?
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi agissent-ils ainsi ?
V
ICTOR
– Mais pour exister davantage !
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec nos actions ?
V
ICTOR
– On cherche surtout à être là, à rester présent dans l’esprit de tout le monde.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec nos actions ?
V
ICTOR
– C’est pareil ! On est célèbre pour ses actions.
En fait, mes deux idées, sur la vie et l’existence, reviennent au même : être présent dans les mémoires et à travers nos actions.
Le fait que l’on retrouve des points communs entre « vivre » et
« exister » ne signifie pas automatiquement que les deux concepts sont équivalents.
39
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Suspension du jugement
Exemple inexpliqué
H
ÉLOÏSE
– Peuvent-elles s’opposer ?
V
ICTOR
– Je t’ai montré que non !
H
ÉLOÏSE
– Très bien. Veux-tu faire notre petit exercice habituel ?
V
ICTOR
– Lequel ?
H
ÉLOÏSE
– Que faire lorsque tu es certain de quelque chose ?
V
ICTOR
– Ah oui, ton histoire de toujours trouver une contre-preuve, histoire de…
Le réflexe de chercher systématiquement un contre-exemple permet de problématiser une proposition, même si elle nous tient à cœur.
H
ÉLOÏSE
– Tu es prêt ?
V
ICTOR
– Oui, mais on peut toujours trouver une contre-preuve à tout. Après ça, on ne peut plus rien dire : on a toujours tort quelque part. C’est ce que tu veux, non ? Tu es un peu sadique, tout de même !
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi, quel peut être l’intérêt d’un tel exercice ?
V
ICTOR
– Bon, c’est vrai qu’il empêche d’être trop sûr de soi. Mais justement, c’est frustrant. À force, je vais devenir comme toi. Et tous mes amis vont me trouver insupportable.
H
ÉLOÏSE
– Toi, tu me supportes bien ?
V
ICTOR
– Parfois, pas toujours. Mais j’aime mieux changer de sujet. Tu veux donc un contre-exemple ?
H
ÉLOÏSE
– Si cela ne te rend pas malade !
V
ICTOR
– J’en ai un bon. J’ai appris hier que celui qui avait inventé la pénicilline se nommait Fleming. C’était le premier antibiotique, et des millions de vies ont été sauvées grâce à lui. Mais je suis sûr que personne dans ma classe ne le connaît, alors que tout le monde connaît le nom de la dernière star à la mode qui passe à la télé.
On ignore ce que prouve ou illustre cet exemple. Son rôle doit être spécifié.
H
ÉLOÏSE
– Conclusion ?
V
ICTOR
– La célébrité, le fait d’être connu, ne va pas nécessairement avec l’importance des actions.
H
ÉLOÏSE
– Et l’existence ?
40
D i a l o g u e 4 / L’ e x i s t e n c e e t l a v i e
Problématique 10 :
La vie s’oppose-t-elle
à la mort ? (texte p. 94)
Problématiques 6,
9, 11, 17
Position critique
Problématique 3 :
L’existence est-elle nécessairement un bienfait ? (texte p. 86)
Problématiques 2,
6, 11, 12, 13, 19
Achèvement d’une idée
V
ICTOR
– Finalement, exister, c’est surtout permettre aux autres de vivre, une sorte de combat pour la vie. En existant à travers les autres, nos actes nous permettent de continuer à exister même lorsque nous ne sommes plus vivants, même lorsque personne ne se souvient de nous. Sans quoi on cherche uniquement la célébrité, de manière superficielle, plutôt que d’aider les autres à vivre.
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
Le fait d’« exister à travers les autres » n’est pas nécessairement associé à la célébrité. Cette distinction est importante car elle spécifie le but de l’existence.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce uniquement leur « permettre de vivre » ?
V
ICTOR
– Non, c’est aussi leur permettre d’exister. C’est ce que font par exemple les écrivains, les artistes, les enseignants, voire les religieux ou les hommes politiques.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est la différence ?
V
ICTOR
– Je crois qu’il faut distinguer tout ce qui touche
à la culture, à la manière de vivre, de ce qui est simplement biologique, de la vie.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est à ton avis la distinction principale entre les deux ?
V
ICTOR
– L’existence a des valeurs, morales ou intellectuelles, que nous choisissons librement et qui guident nos actions, des valeurs parfois plus importantes que nous-mêmes, qui valent la peine de mourir pour elles.
Tandis que la vie n’a pas d’autre but qu’elle-même : il n’y a que la vie, qui est le bien, et la mort qui est le néant, c’est tout.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
La distinction entre « existence » et « vie » est clarifiée, dans leur fonctionnement respectif, culturel ou biologique, et leur rapport à la mort.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Toute action est un empiètement sur l’avenir. » B
ERGSON
,
L’Énergie spirituelle, 1919.
41
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
2-
« Lorsque […] la mort apporte l’oubli désiré, elle supprime
également le présent et l’existence, scellant ainsi cette vérité, qu’”être” n’est qu’un continuel ”avoir été” […]. » N
IETZSCHE
,
Considérations inactuelles, 1873-1876.
3-
« L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. » S
ARTRE
,
L’existentialisme est un humanisme, 1945.
4-
« […] Il faut distinguer […] deux existences successives : l’une, temporaire mais directe, constitue la vie proprement dite ; l’autre, indirecte mais permanente, ne commence qu’après la mort. » C
OMTE
, Catéchisme positiviste, 1852.
5-
« Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer la postérité, c’est faire un discours aux asticots. » C
ÉLINE
, Voyage au bout de la nuit, 1932.
6-
« J’ai vécu pour ma gloire autant qu’il fallait vivre, et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre. » C
ORNEILLE
, Suréna, 1674.
7-
« Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. »
P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posthume).
8-
« […] Cette vie est le chant fécond dans lequel nous devons semer pour la glorieuse éternité […]. » B
OSSUET
, Traité de la
concupiscence, 1731 (posthume).
9-
« La vie n’est de soi ni bien ni mal : c’est la place du bien et du mal selon que vous la leur faites. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
10-
« Si la vie était en soi un bien précieux et décidément préférable au non-être, la porte de sortie n’aurait pas besoin d’en
être occupée par des gardiens aussi effroyables que la mort et ses terreurs. » S
CHOPENHAUER
, Le Monde comme volonté et
comme représentation, 1818.
E n r é s u m é . . .
Pour l’homme l’existence ne peut se réduire au simple cycle biologique : alternance de la vie et de la mort, de la veille et du sommeil, de la faim et de la réplétion, etc. Il ne veut pas d’une existence vouée à la répétition ; l’existence ne se résume pas à la vie. D’où l’importance fondamentale de l’action. C’est
42
D i a l o g u e 4 / L’ e x i s t e n c e e t l a v i e par elle en effet que l’homme peut laisser une trace dans le temps, marquer un repère, faire époque, engager un avenir différent et imprévisible, initier des processus par lesquels il se met en relation avec l’humanité présente et l’humanité à venir.
Son souci d’immortalité l’amène parfois à confondre les actes posés, leur valeur et leurs conséquences, avec la simple gloire ou célébrité, qui ont pour seul but de marquer les esprits.
L’introduction de valeurs morales ou intellectuelles lui per met alors de déterminer les critères ou fondements de l’existence.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Existence : fait d’exister. Vie, manière de vivre, spécificité d’un vécu, ensemble des composantes d’une vie. Temporalité d’un individu, d’une entité. Réalité concrète d’un être.
Essence : nature conceptuelle d’un être ou d’une espèce, son fondement théorique ou sa définition.
Éléments constitutifs d’un être, sa substance.
Action : opération spécifique d’un être, dont la causalité se trouve dans cet être seul, impliquant la dimension subjective, intentionnelle, morale de cette opération.
Acte : aspect objectif de l’action, sa réalité concrète, ce qui est fait, et non l’aspect subjectif : désir, volonté, intentions, etc.
Ensemble des actions volontaires ou involontaires d’un individu, d’un groupe. Réalisation d’une idée, exécution d’un projet.
Biologique : qui se rapporte à l’organisme vivant, aux fonctions physiologiques et vitales des êtres organisés.
Certitude : adhésion forte et inébranlable de l’esprit à une vérité, reposant sur des motifs divers, rationnels ou empiriques.
Peut également désigner une proposition tenue pour certaine.
Scepticisme : attitude qui considère que rien ne peut être affirmé avec certitude ou nié. En conséquence, toutes nos opinions doivent en permanence être remises en question et réexaminées.
43
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Dogmatisme : doctrine selon laquelle certaines vérités sont
établies d’une façon définitive, sans possibilité de doute. Peut qualifier aussi, plus vaguement, un état d’esprit.
5
Existence et société
V
ICTOR
– Quelque chose me gêne dans ce que je t’ai dit sur l’existence et la mort.
H
ÉLOÏSE
– Quoi donc ?
V
ICTOR
– J’en ai fait quelque chose de très général, de social, de culturel.
H
ÉLOÏSE
– Eh bien ?
Problématique 9 :
Autrui fait-il partie de notre existence ?
(texte p. 93)
Problématique 7
V
ICTOR
– Du coup, j’ai l’impression que notre existence nous est confisquée.
H
ÉLOÏSE
– Par qui ?
V
ICTOR
– Par les autres, évidemment ! Comme toujours quand on nous vole quelque chose. On nous vole notre vie personnelle. Ma vie, ce n’est pas la vie.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Comment peut-on te voler ta vie ?
V
ICTOR
– C’est juste une façon de parler.
Il est souvent utile d’analyser les termes employés, et surtout nécessaire de pouvoir en rendre compte. La forme est rarement anodine.
Emportement
émotionnel
H
ÉLOÏSE
– Mais que signifie-t-elle ?
V
ICTOR
– Tu veux toujours prendre les paroles au pied de la lettre.
H
ÉLOÏSE
– Il ne faut pas le faire ?
V
ICTOR
– Non, parce que tu ne comprends plus ce que je veux dire.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ne pas comprendre aussi ce que tu dis ?
V
ICTOR
– Parce que parfois on s’exprime mal. Là par exemple, je ne voulais pas dire « voler ».
H
ÉLOÏSE
– As-tu un autre mot ?
V
ICTOR
– Pas pour l’instant.
H
ÉLOÏSE
– Alors utilisons celui-là, nous verrons bien ce qu’il donne.
V
ICTOR
– Je n’aime pas tellement ce mot « voler ». Il est trop fort.
45 44
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 13 :
La mort peut-elle avoir un sens ? (texte p. 98)
Problématiques 2,
3, 7, 9, 14
Exemple inexpliqué
Fausse
évidence
Glissement de sens
H
ÉLOÏSE
– Prenons le risque. Nous verrons bien.
V
ICTOR
– Si tu veux.
H
ÉLOÏSE
– Comment les autres peuvent-ils « voler ta vie » ?
V
ICTOR
– Par exemple lorsque la morale et même la loi interdisent de se suicider, pour toutes sortes de raisons.
Comme si la mort ne pouvait pas être désirable ou dépendre de la volonté de chacun.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
Nous ignorons le rapport précis entre cet exemple et « voler [la] vie », ainsi que les raisons et la nature de cet interdit.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec la vie ?
V
ICTOR
– La mort fait partie de la vie, tu sais !
Bien que ce commentaire puisse paraître aller de soi, il faudrait en expliciter le sens dans ce cadre spécifique.
H
ÉLOÏSE
– Là, tu m’intéresses.
V
ICTOR
– C’est toi qui meurs, ce n’est pas quelqu’un d’autre.
H
ÉLOÏSE
– De quelle mort parles-tu ?
V
ICTOR
– De la tienne, de celui qui vit et qui va mourir.
H
ÉLOÏSE
– Mais de quel rapport parlions-nous ?
V
ICTOR
– De celui entre la vie et la mort.
Passer du général au spécifique peut changer les données du problème. Ainsi la mort s’oppose plus spécifiquement à la vie dans un cadre individuel que dans un cadre plus abstrait ou universel.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce le même problème ?
V
ICTOR
– Je vois. Tu me la joues subtile ! Parce qu’il y aurait une différence entre « la mort » et « ta mort » !
H
ÉLOÏSE
– Qu’en penses-tu ?
V
ICTOR
– Bon, j’admets qu’entre le général et le particulier, il peut parfois y avoir une différence.
H
ÉLOÏSE
– Et dans ce cas-ci ?
V
ICTOR
– Oui, il y a une différence indéniable.
H
ÉLOÏSE
– Laquelle ?
V
ICTOR
– La « mort » en général, ça peut être l’idée de la mort, ou la mort des autres, alors que dans « ta mort », c’est toi qui meurs.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en déduis-tu ?
46
D i a l o g u e 5 / E x i s t e n c e e t s o c i é t é
Problématique 12 :
Peut-on ignorer la mort ? (texte p. 96)
Problématiques 7,
9, 13, 14
Opinion reçue
Problématique 14 :
Notre mort nous appartient-elle ?
(texte p. 99)
Problématiques 3,
7, 9, 10, 11, 13
Précipitation
V
ICTOR
– Notre mort nous effraie plus que celle des autres. Dans l’absolu, c’est même la seule mort qui compte vraiment pour chacun d’entre nous, la seule qu’on ne peut pas éviter, parce que ce n’est pas juste une idée. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi nous effraie-t-elle ?
V
ICTOR
– Tout le monde a peur de mourir, je ne suis pas le premier à le dire.
Que beaucoup d’autres l’aient dit ne justifie nullement l’affirmation en question, même si reconnaître la banalité du propos n’est pas inutile.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi dis-tu cela ?
V
I C TO R
– Nous voulons tous vivre. Les animaux comme les hommes d’ailleurs. Quelque chose en nous nous pousse à vivre et à exister.
H
ÉLOÏSE
– Et le suicide dont tu parlais ?
V
ICTOR
– Il y a des exceptions, c’est tout.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– On a bien le droit de se suicider. C’est notre mort à nous, elle ne concerne que nous ; elle fait partie de notre vie, comme je l’ai dit. Personne n’a le droit de nous dire ce qu’il faut faire.
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi se suiciderait-on ?
V
ICTOR
– Parce qu’on ne veut plus vivre.
Aussi tentante que soit cette réponse, de par son apparente logique, elle ne traite pas la question car elle reste ambiguë. Quel est le sens ici de « vouloir » ? Est-ce la volonté qui décide ?
H
ÉLOÏSE
– Mais pourquoi ne voudrait-on plus vivre ?
V
ICTOR
– Que veux-tu que je te raconte ! Ça dépend des gens.
H
ÉLOÏSE
– Pourrais-tu être plus précis ?
V
ICTOR
– Par exemple si tu es très malade.
H
ÉLOÏSE
– Dans ce cas-ci, pourquoi vouloir se suicider ?
V
ICTOR
– Parce que tu souffres, parce que tu n’as plus d’espoir de guérir, parce que tu es cloué au lit, parce que tu te sens impuissant et que tu es déprimé… Je n’en sais rien, moi !
47
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Exemple analysé
Problématique 4 :
Le bonheur est-il le but de l’existence ?
(texte p. 87)
Problématiques 1,
2, 3, 6
Certitude dogmatique
Concept indifférencié
Idée réductrice
H
ÉLOÏSE
– Cela fait beaucoup de réponses pour quelqu’un qui « n’en sait rien »…
V
ICTOR
– Je veux dire qu’il peut y avoir beaucoup de raisons différentes.
H
ÉLOÏSE
– Mais ont-elles quelque chose en commun ?
V
ICTOR
– Oui, sans doute : nous sommes malheureux, alors la vie n’a plus d’intérêt, elle n’a plus de sens et nous voulons mourir.
La tentative du suicide s’explique par l’idée de « perte de sens » liée au sentiment d’être malheureux.
H
ÉLOÏSE
– Si on accepte ton explication, quel est le but premier de la vie ?
V
ICTOR
– Oui, c’est vrai, le but de la vie, c’est être heureux.
Mais ça, qui ne le sait pas ! C’est une vérité universelle.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
H
ÉLOÏSE
– L’est-elle vraiment ?
V
ICTOR
– Oui, je crois.
H
ÉLOÏSE
– N’imagines-tu aucune objection à cette
« vérité universelle » ?
V
ICTOR
– Non, elle est assez incontestable.
L’affirmation d’une « vérité universelle » mérite toujours un moment de critique et de mise à l’épreuve.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi interdire le suicide, si la vie nous insupporte ?
V
ICTOR
– C’est de la morale, c’est autre chose.
Quel rôle joue ici la « morale » ? En quoi est-elle « autre » ? Il s’agit d’assumer jusqu’au bout l’introduction d’un concept, surtout un concept aussi prégnant que celui-ci.
H
ÉLOÏSE
– Autre chose ?
V
ICTOR
– Oui, ce sont les obligations qu’on se donne, que la société nous donne. C’est justement ce dont je te parlais tout à l’heure. On nous vole notre mort, comme on nous vole notre vie d’ailleurs. C’est absurde et ridicule, notre vie nous appartient avant tout, sans quoi elle est dépourvue de sens.
Le problème du suicide n’est pas pensé jusqu’au bout : la réflexion refuse de prendre en considération les limites d’un tel acte.
H
ÉLOÏSE
– Mais pourquoi la société agirait-elle ainsi ?
48
D i a l o g u e 5 / E x i s t e n c e e t s o c i é t é
Problématique 7 :
Sommes-nous maître de notre existence ?
(texte p. 91)
Problématiques 3,
4, 5, 9, 14
Penser l’impensable
Problématique 8 :
Faut-il distinguer être et exister ? (texte p. 92)
Problématiques 1,
4, 5, 6, 9
Difficulté
à problématiser
V
ICTOR
– En vérité, je n’en sais rien.
H
ÉLOÏSE
– Essayons de l’imaginer, veux-tu ?
V
ICTOR
– Remarque, c’est logique. Si tout le monde se suicide, il n’y a plus de société, alors la société se protège.
H
ÉLOÏSE
– De quoi se protège-t-elle ?
V
ICTOR
– De tout ce qui la menace.
H
ÉLOÏSE
– Mais plus spécifiquement, pour le suicide ?
V
ICTOR
– Des gens qui la composent, des individus.
C’est le collectif qui se défend contre l’individuel. La société se protège contre l’individu, et pour cela elle nous indique comment vivre et mourir. Aussi absurde cela soit-il. ➝
C
ITATIONS
11
ET
12
H
ÉLOÏSE
– Est-ce vraiment absurde ?
V
ICTOR
– J’ai un doute. Peut-être que la société, c’est aussi notre conscience : les autres nous renvoient notre image. Il nous font réfléchir sur notre propre vie. La société protègerait les gens d’eux-mêmes !
Après la critique de l’interdit du suicide, un sens est trouvé à cet interdit du suicide, grâce au rapport entre « individuel et collectif »
à travers « la conscience ».
H
ÉLOÏSE
– Mais te souviens-tu de ce qui motive le suicide d’après toi ?
V
ICTOR
– Oui, on se sent malheureux et on ne veut plus vivre. Finalement, la société incarnerait la raison, elle nous ferait réfléchir, sur qui nous sommes vraiment, ou sur comment nous devrions être, de manière plus objective. Mais, avec ses arguments, elle se donne peut-être juste des raisons d’exister. Alors que, individuellement, nous voulons simplement vivre, nous poursuivons uniquement le bonheur, nos envies. Quoique tout cela ne m’enthousiasme guère. ➝
C
ITATIONS
13
ET
14
Les oppositions entre « raison » et quête du « bonheur », entre « collectif » et « individuel » permettraient d’articuler une problématique porteuse, mais la pensée est emportée par ses propres convictions.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le problème ?
V
ICTOR
– Les philosophes disent bien que philosopher, c’est apprendre à mourir ! Et les philosophes raisonnent, non ?
H
ÉLOÏSE
– Tous les philosophes disent cela ?
49
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Opinion reçue
Paralogisme
Problématique 15 :
Doit-on apprendre à mourir ? (texte p. 100)
Problématiques 3,
5, 7, 12, 13
Penser l’impensable
V
ICTOR
– Peut-être pas, mais en tout cas je sais que
Montaigne l’affirme. Et c’est bien un philosophe !
Aucun philosophe, aussi « génial » ou célèbre soit-il, ne peut servir en soi de caution. L’argument d’autorité n’est pas un argument suffisant.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que cela prouve ?
V
ICTOR
– Qu’on a le droit de se suicider !
H
ÉLOÏSE
– Ah bon !
V
ICTOR
– Apprendre à mourir et apprendre à se suicider, ce n’est pas contradictoire. Tu ne prétendras pas le contraire.
Que deux propositions sur un même sujet ne soient pas contradictoires n’autorise pas à décréter qu’elles s’impliquent l’une l’autre.
Ainsi « apprendre à mourir » n’implique pas nécessairement qu’il faille « apprendre à se suicider » ; la première n’est pas une preuve de la seconde.
H
ÉLOÏSE
– Non, mais toi, oui. Essaie donc !
V
ICTOR
– C’est encore à moi ?
H
ÉLOÏSE
– Il faut bien que certains se dévouent.
V
ICTOR
– Très drôle. Mais écoute ça : apprendre à mourir, c’est accepter de voir la mort en face. C’est accepter de ne pas savoir quand elle viendra, c’est accepter de vivre avec la crainte de la mort, alors que si on se suicide, on veut éviter tout cela et c’est lâche. Je t’épate, non ? ➝
C
ITATIONS
15
ET
16
Après avoir lié ensemble « apprendre à mourir » et « se suicider », on envisage une position radicalement inverse.
H
ÉLOÏSE
– Pas mal, en effet !
V
ICTOR
– Oh ! j’ai simplement répété ce que mon père me dit tout le temps…
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« La faculté d’un être d’agir selon ses représentations s’appelle la vie. » K
ANT
, Introduction à la métaphysique des mœurs, 1797.
2-
« L’homme est, au sens le plus littéral, un animal politique, non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut
50
D i a l o g u e 5 / E x i s t e n c e e t s o c i é t é s’isoler que dans la société. »
M
ARX
, Introduction à la critique de
l’économie politique, 1857.
3-
« […] Ceux qui se suicident, il arrive souvent qu’ils étaient assurés du sens de la vie. » C
AMUS
, Le Mythe de Sisyphe, 1942.
4-
« […] On ne peut même pas voir de force d’âme là où, faute de trouver le courage de supporter une chose pénible ou les péchés d’autrui, quelqu’un en vient à se détruire. C’est plutôt une faiblesse de caractère, qui rend incapable de supporter le lourd esclavage du corps, ou l’ineptie du qu’en-dira-t-on. »
S
AINT
A
UGUSTIN
, La Cité de Dieu, 413-424.
5-
« Ce qui, pour l’homme, est le principe de tous les maux et de sa bassesse d’âme et de sa lâcheté, ce n’est pas la mort, mais bien plutôt la crainte de la mort. » É
PICTÈTE
, Entretiens, vers 130.
6-
« Le peuple envisage la mort avec légèreté, parce qu’il peine trop pour vivre ; voilà pourquoi il attache peu d’importance à la mort. » L
AO
T
SEU
, Tao to king,
Ier s. av. J.-C.
7-
« Cette partie [la mort] n’est pas du rôle de la société ; c’est l’acte à un seul personnage. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
8-
« Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais
éviter. » P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posthume).
9-
« Tous les hommes aspirent à la vie heureuse et au bonheur, c’est là une chose manifeste. » A
RISTOTE
, Politique,
IVe s. av. J.-C.
10-
« Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché. » A
LAIN
, Propos, 1911.
11-
« La société exige, et impose d’innombrables règles qui, toutes, tendent à ”normaliser” ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires. » A
RENDT
, Condition de l’homme moderne, 1958.
12-
« C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister. » B
OURDIEU
,
Leçon inaugurale, 1982.
13-
« Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. » S
PINOZA
, Éthique, 1677 (posthume).
14-
« La raison cherche son autre, sachant bien qu’en lui elle ne possèdera rien d’autre qu’elle-même ; elle quête seulement sa propre infinité. » H
EGEL
, Phénoménologie de l’esprit, 1807.
51
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
15-
« Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté.
[…] Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
16-
« La préparation à la mort n’est peut-être qu’une simple galéjade. À quoi en effet l’apprenti pourrait-il bien s’exercer ? On ne peut apprendre un acte simple et indivisible. » J
ANKÉLÉVITCH
,
La Mort, 1966.
E n r é s u m é . . .
Il semble aller de soi que tout être vivant tende à persévérer dans l’être et soit attaché à la vie. Mais il est plus difficile d’en assigner les causes et d’en mesurer les suites. Cela provient-il d’un attachement instinctif et inconditionnel ? Mais l’on ne comprendrait pas alors le désir de mort ; non seulement celle des autres, mais parfois la sienne. Ou bien faut-il considérer la valeur de la vie comme une donnée rationnelle ? Pourrionsnous donc apprendre à mourir ? Ces hésitations témoignent à nouveau d’une tension, qui résulte de notre nature double :
être sensible et être doué de raison.
L’existence, tout comme la mort, est éminemment individuelle.
Mais si nous nous sentons concerné au plus près par la singularité de notre être, nous sommes aussi un être social. Membre d’une société qui elle aussi prétend persévérer dans son être propre, en nous protégeant de nous-même, prenant le relais lorsque nos propres ressources nous abandonnent. Elle nous oblige à élargir nos perspectives, au risque de nous aliéner.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Général : qualifie un caractère ou une propriété convenant globalement à un ensemble d’objets donnés, ou du moins à la plus grande partie de cet ensemble. On lui oppose l’exceptionnel ou le particulier.
52
D i a l o g u e 5 / E x i s t e n c e e t s o c i é t é
Particulier : qualifie un caractère ou une propriété convenant à un être individuel, à un élément unique, à quelques éléments spécifiques ou à une partie réduite d’un ensemble plus étendu.
Espoir : sentiment lié à l’attente d’un événement heureux ou supposé tel, dans la mesure toutefois où sa réalisation n’est pas assurée, mais douteuse. S’oppose ainsi à la crainte et à la certitude.
Sentiment de foi, de confiance dans la réalisation d’un événement heureux. En ce sens, s’oppose au désespoir.
Bonheur : situation, événement ou état procurant le bien-être complet d’un individu ou d’une communauté.
Morale : ensemble de principes et de règles de conduite définissant et prescrivant le devoir, le permis et le défendu, l’utile et le nuisible, le bien et le mal.
Obligation : engagement moral ou juridique qui lie un individu ou un groupe, ou le fait même d’être tenu par un tel lien.
Devoir : obligation imposée par une règle impérative, qu’elle soit d’ordre légal (devoir du citoyen), moral (devoirs du père de famille), social (politesse), ou encore technique (professionnel).
Collectif : désigne un objet, une propriété ou une action relevant d’un groupe, dans la mesure où celui-ci constitue une unité, une réalité distincte des individus qui en sont membres.
S’oppose à individuel.
Individu : réalité une, complète et autonome. Être organisé indivisible, de type végétal, animal ou humain.
L’homme en tant qu’élément de base de la collectivité, du groupe social. En ce sens restreint, l’individuel s’oppose au collectif.
Individualisme : ensemble de comportements ou d’opinions consistant à faire prévaloir, dans la société, les vues, les désirs et les intérêts des individus, plutôt que ceux de la collectivité ou de l’État. Exemple : libéralisme.
53
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
6
La valeur du temps
V
ICTOR
– Connais-tu la cause première de la mort ?
H
ÉLOÏSE
– Non, mais j’attends la révélation d’un moment
à l’autre !
V
ICTOR
– C’est le temps.
H
ÉLOÏSE
– Ah !
V
ICTOR
– Je me souviens d’un proverbe que j’ai appris dans mon cours de latin. Une des seules phrases dont j’arrive à me souvenir : Omnes vulnerant, ultima necat. Ce qui signifie : Toutes blessent, la dernière tue. C’est joli, non ? Ce sont les heures dont il est question.
Opinion reçue Un proverbe peut fournir une piste de travail, mais il ne constitue pas une preuve. De plus, comme toute citation, il mérite une analyse de son contenu.
Problématique 21 :
Faut-il percevoir le temps comme une contrainte ? (texte p. 107)
Problématiques 15,
16, 20, 22, 23, 24
Certitude dogmatique
H
ÉLOÏSE
– Joli en effet. Mais est-ce que cela te paraît fournir une explication ou une preuve de ton idée ?
V
ICTOR
– Je crois que c’est uniquement une métaphore.
H
ÉLOÏSE
– Une métaphore ?
V
ICTOR
– Oui, une manière imagée d’exprimer les choses.
H
ÉLOÏSE
– De manière moins imagée, qu’exprime ta métaphore ?
V
ICTOR
– Elle nous dit que nous vieillissons, que nous nous rapprochons de la mort à chaque instant, de manière progressive et inéluctable. Mieux vaut s’y habituer ! Le temps, c’est avant tout vieillir. ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Que peut-on objecter à une telle idée ?
V
ICTOR
– Rien.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi rien ?
V
ICTOR
– Parce que c’est vrai !
H
ÉLOÏSE
– Comment le sais-tu ?
V
ICTOR
– Parce qu’on ne peut rien objecter à cela.
Toute proposition opère nécessairement sur des présupposés que dans l’absolu il est possible de contester.
54
D i a l o g u e 6 / L a v a l e u r d u t e m p s
Problématique 22 :
Le temps a-t-il une réalité en soi ? (texte p. 108)
Problématiques 16,
21, 23, 25
Difficulté
à problématiser
Problématique 17 :
Faut-il vivre avec son temps ? (texte p. 102)
Problématiques 12,
16, 18, 19, 20, 23
H
ÉLOÏSE
– Je vois, nous sommes coincés !
V
ICTOR
– Je crois qu’il vaut mieux l’accepter tout de suite.
H
ÉLOÏSE
– Par hasard, ne connaîtrais-tu pas un autre proverbe sur le temps ?
V
ICTOR
– Si, toi aussi d’ailleurs, mais il n’a strictement rien à voir avec l’autre.
H
ÉLOÏSE
– Ah ! Peut-on vérifier ?
V
ICTOR
– Time is money. Le temps, c’est de l’argent.
H
ÉLOÏSE
– Continue…
V
ICTOR
– Comment ça, continue ?
H
ÉLOÏSE
– Explique-moi cela, cher ami !
V
ICTOR
– C’est clair ! Ce n’est pas une métaphore. Le temps a de la valeur en soi, il est réel, comme l’argent.
C’est très différent de l’autre proverbe.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
La mise en rapport des deux proverbes pose le problème de la signification du temps : contrainte négative ou valeur positive. Il est dommage de ne pas mettre en regard ces deux idées.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce que l’argent a uniquement une valeur en soi ?
V
ICTOR
– Eh bien oui ! « Un sou c’est un sou », dit toujours ma grand-mère. Elle ramasse tout ce qu’elle trouve et fait des tas de petits paquets, et elle ne pense qu’à faire des économies.
H
ÉLOÏSE
– Tu n’as pas l’air d’accord avec elle.
V
ICTOR
– C’est ridicule à son âge : comme si elle allait emmener tout ça avec elle dans la tombe.
H
ÉLOÏSE
– Que lui reproches-tu ?
V
ICTOR
– Elle a vécu la guerre, elle a connu la pauvreté, si bien qu’elle vit comme on vivait à cette époque. Elle a peur de dépenser, elle garde tout pour plus tard, comme si elle comptait emmener son argent et le reste dans la tombe. Elle pourrait en profiter : elle a les moyens de s’acheter des choses, ou de faire des cadeaux à sa famille, ou de me donner de l’argent : je saurais certainement l’utiliser. Aujourd’hui, on ne vit plus de la même manière.
➝
C
ITATIONS
5
ET
6
55
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Perte de l’unité
Problématique 24 :
Le temps est-il un processus linéaire ?
(texte p. 110)
Problématiques 6,
16, 17, 21, 22
Indétermination du relatif
H
ÉLOÏSE
– Vois-tu ce que tu énonces maintenant à propos de l’argent, par rapport à tout à l’heure ?
V
ICTOR
– Je sais ce que je dis quand même. Je ne suis pas complètement idiot. Je dis que l’argent, ça doit circuler.
Les deux idées sur l’argent, comme ayant une réalité « en soi » et comme « moyen » d’action, ne sont pas mises en rapport, alors qu’une problématique pourrait en émerger, applicable également à la question du temps.
H
ÉLOÏSE
– Et qu’impliquent tes paroles à propos de la valeur de l’argent ?
V
ICTOR
– Qu’il faut en faire quelque chose, et non le garder dans un coin, comme l’avare avec sa cassette.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi pas ?
V
ICTOR
– Parce qu’alors il ne sert à rien.
H
ÉLOÏSE
– S’il ne sert à rien, que vaut-il ?
V
ICTOR
– Rien du tout. Autant le brûler ou le jeter à la poubelle. Ce serait moins ridicule.
H
ÉLOÏSE
– Et le temps ?
V
ICTOR
– C’est pareil. Si on ne fait rien de son temps,
ça ne vaut pas la peine de vivre. Le temps, c’est ce qu’on en fait qui compte, qui lui donne sa valeur : il n’est pas régulier et constant. ➝
C
ITATIONS
7
ET
8
H
ÉLOÏSE
– Aurais-tu changé d’avis sur le sens de Time is
money ?
V
ICTOR
– Parce que avant je disais que le temps avait de la valeur en soi ? Une contradiction ? Si on veut. Je n’aime pas trop ce terme de toute façon.
Faire dépendre le constat de contradiction d’un « vouloir », c’est le renvoyer au statut de simple opinion subjective. Sans doute seraitil souhaitable de dégager la notion de contradiction de son statut purement négatif, afin d’en assumer le potentiel constructif, permettant l’élaboration de problématiques utiles à la réflexion.
H
ÉLOÏSE
– Comment, si on veut ?
V
ICTOR
– Oui, bon, j’admets : ce n’est pas la même chose de dire que le temps a de la valeur en soi et de dire que tout dépend de l’utilisation que l’on en fait.
H
ÉLOÏSE
– Et tu affirmais aussi que cela n’a aucun rapport avec ton proverbe latin, sur les flèches du temps qui nous blessent et nous tuent.
56
D i a l o g u e 6 / L a v a l e u r d u t e m p s
Problématique 16 :
Peut-on échapper au temps ? (texte p. 101)
Problématiques 17,
18, 21, 22, 25
Difficulté
à problématiser
Problématique 23 :
Le temps dérive-t-il de l’expérience ?
(texte p. 109)
Problématiques 7,
16, 21, 22, 24
Problématique accomplie
V
ICTOR
– Alors là, c’est certain qu’il n’y a aucun rapport entre les deux idées !
H
ÉLOÏSE
– Comment arrives-tu à cette conclusion ?
V
ICTOR
– Le proverbe latin dit qu’on subit le temps, qu’on ne peut rien faire contre lui, alors que le proverbe américain dit que le temps a de la valeur, et qu’on peut en faire quelque chose, ce qui est très différent.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
L’opposition entre « subir le temps » et « faire quelque chose avec le temps », dont le rapport conflictuel est relativement ignoré, pourrait produire une problématique, par exemple sur le temps comme contrainte ou liberté.
H
ÉLOÏSE
– Et tu n’entrevois là aucun rapport ?
V
ICTOR
– Sûrement pas.
H
ÉLOÏSE
– Sûrement pas ?
V
ICTOR
– Non, ne vois-tu pas que c’est presque le contraire !
H
ÉLOÏSE
– Et le contraire n’est-il pas un type de rapport ?
V
ICTOR
– Oui, mais alors là, tout a un rapport.
H
ÉLOÏSE
– Je ne sais pas. Peut-être. Mais dans ce cas-ci ?
V
ICTOR
– Oui, on peut admettre que s’il y a un rapport, c’est celui du contraire.
H
ÉLOÏSE
– Comment cette contradiction s’articule-t-elle ?
V
ICTOR
– Pour le proverbe latin, il semble que le temps est extérieur à nous, qu’on le subit et qu’il a une valeur plutôt négative. Alors que pour le proverbe américain, le temps est en nous et il a une valeur plutôt positive, puisqu’on peut en faire quelque chose, ce qui dépend de nous. Ainsi, on peut se demander si le temps est extérieur à nous ou s’il dépend de nous.
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
Une des problématiques contenues dans le rapport entre ces deux proverbes a été articulée. Une autre problématique encore aurait pu porter sur la possibilité d’une perception objective du temps.
H
ÉLOÏSE
– Et toi, qu’en penses-tu ?
V
ICTOR
– C’est sûr, je préfère sans hésiter la deuxième solution.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– C’est plus moderne, tu l’admettras.
57
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Fausse
évidence
Alibi du nombre
Concept indifférencié
Problématique 25 :
Peut-on mesurer le temps ? (texte p. 111)
Problématiques 17,
20, 21, 22, 23, 24
Idée réductrice
Le fait d’être moderne ne constitue pas un argument en soi. Il serait nécessaire d’étayer cette idée.
H
ÉLOÏSE
– La modernité serait un critère ?
V
ICTOR
– Oui, il ne faut pas exagérer ! Tout le monde sait cela. On n’est plus au Moyen Âge !
Le consensus qu’est censé susciter le terme de « moderne » interrompt le processus de réflexion, dès lors qu’il n’est plus besoin de justifier autrement le jugement.
H
ÉLOÏSE
– Supposons que je sois la seule à l’ignorer.
Explique-moi ton argument.
V
ICTOR
– Mon argument tient en un seul mot, qui devrait te suffire : le progrès.
Le concept de progrès devrait être défini, afin de le rendre opérationnel.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en est-il du progrès ?
V
ICTOR
– Évidemment, pourquoi faire simple lorsqu’on peut faire compliqué ?
H
ÉLOÏSE
– Pour passer le temps, tu le sais bien !
V
ICTOR
– Moi, je dirais plutôt pour perdre son temps. Et comme notre vie est limitée dans le temps, et que plus ça passe, moins il en reste, il vaudrait mieux avancer dans la discussion plutôt que de faire du sur-place. C’est ça le progrès : aller dans le futur. Par exemple en savoir plus, avancer dans la connaissance. Le progrès, c’est la vérité du temps.
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
H
ÉLOÏSE
– Il faudrait donc toujours avancer ?
V
ICTOR
– Reculer, ce n’est pas terrible ! D’autant plus que si on regarde comment les choses se passaient avant, on n’a pas tellement envie de revenir en arrière.
Heureusement que nous avons progressé.
L’idée du « progrès de la connaissance » sert ici à occulter l’importance du passé, alors que l’on pourrait dire par exemple que ce progrès s’est effectué au cours de ce passé.
H
ÉLOÏSE
– Quel pourrait être l’intérêt de retourner en arrière ?
V
ICTOR
– Le passé, c’est le passé. Sinon le progrès ne sert à rien.
H
ÉLOÏSE
– Et le passé ne servirait à rien ?
58
D i a l o g u e 6 / L a v a l e u r d u t e m p s
Suspension du jugement
Problématique 19 :
Le passé peut-il demeurer présent ?
(texte p. 104)
Problématiques 17,
18, 21, 23, 24, 25
Problématique accomplie
V
ICTOR
– Si, tu as raison : j’ai parlé un peu trop vite, comme d’habitude.
Après avoir nié l’intérêt du passé, la pensée prend conscience du caractère expéditif de sa conclusion.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– On peut aussi apprendre du passé. Si on ignore le passé, on ne profite pas des erreurs des autres, et même de ses propres erreurs. Or, ce serait dommage, puisqu’on a déjà payé pour ses erreurs…
H
ÉLOÏSE
– Ainsi, le temps est-il extérieur à nous ?
V
ICTOR
– En ce qui concerne le passé, on peut l’ignorer ou en profiter. D’une certaine manière il ne nous appartient pas, il est ce qu’il est, on ne peut pas le refaire, mais par le travail de la mémoire, il peut également nous appartenir. En même temps, c’est aussi à cause du passé que nous sommes ce que nous sommes, un passé qui pour cela fait partie de nous, même s’il se situe avant nous et n’est pas nous, comme les générations qui nous précèdent nous constituent. ➝
C
ITATIONS
15
ET
16
Deux problématiques émergent sur l’intériorité et l’extériorité du temps : une qui se fonde sur l’opposition entre « mémoire du passé » et « oubli du passé », l’autre qui se fonde sur l’opposition entre « le passé qui se situe avant nous, donc extérieur à nous » et
« le passé qui nous constitue, donc intérieur à nous ».
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Le temps, irréparable, fuit. » V
IRGILE
, Géorgiques,
Ier s. av. J.-C.
2-
« […] Nous avons la ressource de “bien” devenir ou de ”mal” devenir, encore que le devenir soit dans les deux cas inéluctable. » J
ANKÉLÉVITCH
, L’Irréversible et la Nostalgie, 1974.
3-
« Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. » B
ERGSON
, La Pensée et le Mouvant, 1934.
4-
« Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi […]. Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-
à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. »
K
ANT
, Critique de la raison pure, 1781.
59
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
5-
« Nous confondons volontiers l’existence avec ses modes et, quand ce sont ces modes qui changent, il nous semble que l’existence elle-même s’anéantit. » L
AVELLE
, Du temps et de
l’éternité, 1945.
6-
« Chaque individu est le fils de son peuple à une certaine
étape de développement de ce peuple. Personne ne peut sauter par-dessus l’esprit de son peuple, comme personne ne peut sauter par-dessus la terre. » H
EGEL
, La Raison dans l’histoire,
1837 (posthume).
7-
« Je « passe” le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas “passer”, je le retâte, je m’y tiens. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
8-
« Il y a un temps fixé pour tout, un temps pour toute chose sous le ciel […]. » Ecclésiaste, Ancien Testament,
IIIe s. av. J.-C.
9-
« À différer la vie, elle s’enfuit en courant […]. Le temps seul nous appartient en propre. » S
ÉNÈQUE
, Lettres à Lucilius,
Ier s.
10-
« Vos années ne passeront pas. Vos années ne vont ni ne viennent ; mais les nôtres vont et viennent, afin que toutes viennent. » S
AINT
A
UGUSTIN
, Les Confessions, 397-401.
11-
« La question est embarrassante de savoir si, sans l’âme, le temps existerait ou non. » A
RISTOTE
, Physique,
IVe s. av. J.-C.
12-
« Le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine les rapports des représentations dans notre état interne. » K
ANT
, Critique de la raison pure, 1781.
13-
« L’essentiel est la continuité de progrès qui se poursuit indéfiniment, progrès invisible sur lequel chaque organisme visible chevauche pendant le court intervalle de temps qu’il lui est donné de vivre. » B
ERGSON
, L’Évolution créatrice, 1907.
14-
« Le temps est cause par soi de destruction plutôt que de génération. » A
RISTOTE
, Physique,
IVe s. av. J.-C.
15-
« C’est le passé qui réclame notre pitié et notre gratitude : car le passé, lui, ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l’avenir, et la jeunesse demande à le connaître. »
J
ANKÉLÉVITCH
, L’Imprescriptible, 1971.
16-
« On ne saurait perdre […] ni le passé, ni l’avenir, car comment
ôter à quelqu’un ce qu’il n’a pas ? » M
ARC
A
URÈLE
, Pensées pour
moi-même,
IIe s.
60
D i a l o g u e 6 / L a v a l e u r d u t e m p s
E n r é s u m é . . .
Les notions de mort et de temps sont liées, ne serait-ce que parce qu’elles renvoient toutes deux à la finitude de l’homme.
Elles sont en effet limite et contrainte. On ne s’étonnera donc pas de retrouver, au sujet du temps, les équivoques qu’on avait aperçues s’agissant de la mort : il est vécu tour à tour comme un adversaire, limite ou contrainte aliénante, et comme un allié, moyen de penser et d’agir, élément crucial de la réalisation par l’être humain de sa liberté. Le temps est-il un phénomène en soi, ou le produit de notre conscience ? Ces questions sont souvent vécues dans leur dimension contradictoire.
Les dimensions du temps sont aussi conflictuelles. Le présent peut-il servir à occulter le passé ? Le futur est-il la finalité du temps ? Des notions comme celle de progrès ou de modernité véhiculent sur ces questions un parti pris dont nous ne sommes pas toujours conscients.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Utilité : propriété définissant un objet capable de satisfaire un besoin ou de produire une fin désirée.
Finitude : caractère de ce qui est limité, comme l’existence humaine marquée du sceau de l’imperfection et de la mort.
Temps : dimension, milieu, homogène et indéfini, dans lequel se déroulent des événements successifs. Peut être considéré comme réalité en soi, parfois personnifiée, comme une succession d’événements ou la transformation de la réalité, ou comme représentation mentale qui conditionne la perception et la compréhension des phénomènes.
Durée : laps de temps, généralement encadré par deux événements : durée d’une vie entre naissance et mort. Temps vécu, en opposition à temps abstrait ou mathématique.
Instant : court espace de temps. Partie indivisible du temps, dépourvue de durée.
61
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Preuve : information ou raisonnement destinés à justifier une proposition.
Argument : élément de raisonnement ayant pour finalité la mise en évidence de la vérité ou de la fausseté d’une proposition.
Analyse : opération intellectuelle ou matérielle consistant à décomposer un tout pour en dissocier les éléments constitutifs.
Synthèse : opération intellectuelle ou matérielle qui pose ensemble ou réunit ce qui se présentait d’abord comme dissocié.
7
Connaître le temps
V
ICTOR
– J’ai une idée sur le temps, dont j’aimerais discuter avec toi.
H
ÉLOÏSE
– C’est toujours un plaisir.
V
ICTOR
– Ce n’est qu’une hypothèse qui me trotte dans la tête.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est-elle ?
V
ICTOR
– Celle-là est plutôt étrange. Et si le temps n’existait pas ?
Penser l’impensable
Ne pas hésiter à avancer des hypothèses apparemment improbables permet d’approfondir la réflexion.
Problématique 25 :
Peut-on mesurer le temps ? (texte p. 111)
Problématiques 22,
23, 24
Achèvement d’une idée
H
ÉLOÏSE
– Comment en es-tu arrivé à une telle idée ?
V
ICTOR
– Parce que le temps en soi, personne ne sait ce que c’est.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– Le temps, c’est par le mouvement du soleil et des planètes qu’on a commencé à le connaître et à le mesurer. Ou l’écoulement d’un sablier. Aujourd’hui, c’est par d’autres processus physiques plus sophistiqués, mais jamais ce n’est le temps lui-même que l’on connaît. Il est abstrait. On ignore ce qu’il est : peut-être n’existe-t-il pas.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
En distinguant le temps, abstrait, de sa manifestation, physique, l’hypothèse de la non-existence du temps est expliquée.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi utilise-t-on ce terme alors ?
V
ICTOR
– Ça, c’est une bonne question !
H
ÉLOÏSE
– Et la réponse ?
V
ICTOR
– Ce ne sera pas la première fois que les hommes disent n’importe quoi. On croyait bien au dieu du temps, chez les Grecs : Chronos.
H
ÉLOÏSE
– Donc le temps…
V
ICTOR
– Une illusion, c’est sûr !
H
ÉLOÏSE
– Je croyais que ce n’était qu’une hypothèse.
V
ICTOR
– Oui, mais maintenant j’en suis certain.
63 62
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Certitude dogmatique
Exemple inexpliqué
Problématique 22 :
Le temps a-t-il une réalité en soi ? (texte p. 108)
Problématiques 18,
21, 23, 24, 25
Introduction d’un concept opératoire
Glissement de sens
Paralogisme
En dépit des preuves qui sont apportées pour montrer la dimension illusoire du temps, il serait utile d’envisager l’hypothèse contraire, afin de montrer les limites de l’hypothèse initiale.
H
ÉLOÏSE
– N’as-tu pas d’autre garantie que ta certitude ?
V
ICTOR
– Tu peux prendre l’exemple du présent.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en est-il de cet exemple ?
V
ICTOR
– Le présent n’existe pas.
Il est nécessaire d’expliquer en quoi le présent n’existe pas.
H
ÉLOÏSE
– Une déclaration aussi fracassante mérite des preuves, non ?
V
ICTOR
– Le présent, à peine est-il là, à peine le mentionne-t-on, qu’il est déjà parti. Il n’a aucune durée : le présent dont je parle à l’instant, c’est déjà du passé, qui vient juste de s’écouler. Et comme il n’est pas possible de connaître le présent, puisqu’il nous échappe toujours, c’est obligatoirement nous qui l’avons inventé. Donc le temps est illusoire.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
Grâce au concept de « durée », auquel échappe le « présent », la non-existence du présent est expliquée.
Si le temps peut dans l’absolu être réductible au présent, il s’agit d’articuler cette hypothèse et de la justifier, et non pas de la prendre d’emblée pour acquise. En soi, le présent n’est pas le temps.
H
ÉLOÏSE
– Et comment arrives-tu à prouver à partir de cela que le temps est illusoire ?
V
ICTOR
– Je t’ai montré que le présent est une invention de l’homme.
H
ÉLOÏSE
– Supposons-le, mais qu’en est-il du temps ?
V
ICTOR
– Le présent est une partie du temps. Donc si une partie du temps est illusoire, la totalité du temps est illusoire.
Ce qui est applicable à la partie ne l’est pas nécessairement au tout. Exemple : le nombre six est pair, alors que trois, qui est sa moitié, est impair. Par ailleurs, si le présent n’a pas de durée, le passé et le futur s’inscrivent, eux, dans la durée.
H
ÉLOÏSE
– Ce que tu as dit du présent est-il valable pour le passé ?
V
ICTOR
– Oui, il est illusoire aussi.
64
D i a l o g u e 7 / C o n n a î t r e l e t e m p s
Précipitation
Position critique
Problématique 18 :
La réalité du temps se réduit-elle au pré sent ? (texte p. 103)
Problématiques 17,
22, 23
Perte de l’unité
Fausse
évidence
Une réponse positive est apportée, sans aucune réflexion ni souci d’argumentation.
H
ÉLOÏSE
– Tu conclus sans rien prouver. La nature insaisissable du présent, est-elle applicable au passé ?
V
ICTOR
– Peut-être pas de la même manière.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Non, c’est vrai que le passé dure plus longtemps que le présent. Le futur aussi d’ailleurs. Il n’y a que le présent qui est instantané, qui disparaît dès qu’il apparaît.
Après réflexion, passé et futur se distinguent du présent, car seul ce dernier peut être considéré comme instantané.
H
ÉLOÏSE
– Alors comment conclure à la réalité globale du temps en partant de la nature du présent ?
V
ICTOR
– De toute façon, dans le temps, seul est réel le présent : comme son nom l’indique, il est présent. Le passé est passé et le futur n’est pas encore là.
➝
C
ITATIONS
5
ET
6
Le discours passe d’un présent « illusoire » à un présent « seul réel » comme si de rien n’était, sans articuler ni prendre en charge la contradiction.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi affirmes-tu que le futur n’est pas encore là ?
V
ICTOR
– Le futur, c’est ce qui est à venir.
H
ÉLOÏSE
– Uniquement ?
V
ICTOR
– Tu ne crois pas que tu exagères, à nouveau, avec tes questions ? Le futur, c’est le futur. C’est tout !
Le futur est-il uniquement « futur » et « à venir » ? La question mérite qu’on s’y arrête.
H
ÉLOÏSE
– Continue…
V
ICTOR
– Donc il n’est pas là. Tu dois attendre. Il faut
être patiente parfois…
H
ÉLOÏSE
– Je veux bien attendre, mais en attendant, d’où sort le futur ?
V
ICTOR
– Je ne comprends rien à ta question.
H
ÉLOÏSE
– Procédons autrement. Peut-on connaître le futur ?
V
ICTOR
– À moins de croire aux horoscopes et aux voyantes, je ne vois pas.
65
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 20 :
L’avenir est-il indéterminé ? (texte p. 106)
Problématiques 16,
17, 18, 21, 22, 24
Problématique accomplie
H
ÉLOÏSE
– Que feras-tu en août ?
V
ICTOR
– Je passerai tout le mois au bord de la mer, nous y avons loué une maison. Où est le rapport ?
H
ÉLOÏSE
– Le mois d’août n’est-il pas dans le futur ?
V
ICTOR
– Si, bien sûr.
H
ÉLOÏSE
– Et tu sais à l’avance ce que tu feras. Tu t’y prépares. Tu me suis ?
V
ICTOR
– À peu près.
H
ÉLOÏSE
– Alors d’où sort le futur ?
V
ICTOR
– Dans ce sens-là, d’accord !
H
ÉLOÏSE
– Dans quel sens ?
V
ICTOR
– Je suis d’accord que le futur vient en partie du présent, puisqu’il le prolonge : il en est la continuation.
Mais on ne peut pas tout prévoir. Peut-être serai-je mort au mois d’août, écrasé par une voiture. Le futur, plus il est éloigné, plus il est inconnu, incertain. On tente de décider du futur dans le présent, mais il nous échappe.
En ce sens, le futur vient aussi du futur. Et globalement, on ignore dans quelle proportion le présent décide du futur. ➝
C
ITATIONS
7
ET
8
Le futur émerge à la fois du présent et de l’avenir, le premier plus déterminé que le second. Reste une inconnue : « la proportion » de chaque dimension.
H
ÉLOÏSE
– Cette ignorance du futur est-elle un problème ?
V
ICTOR
– J’allais dire oui, mais je sais que pour toi, en philosophie, un problème est quelque chose de positif. Je me méfie…
H
ÉLOÏSE
– Méfie-toi si tu veux. Et que réponds-tu ?
V
ICTOR
– On préférerait connaître le futur.
H
ÉLOÏSE
– Uniquement le connaître ?
V
ICTOR
– Non, on préférerait aussi décider.
H
ÉLOÏSE
– Décider quoi ?
V
ICTOR
– De ce qui arrivera dans le futur.
H
ÉLOÏSE
– Décider de tout ?
V
ICTOR
– Au moins de ce qui nous arrivera person nellement.
H
ÉLOÏSE
– Tu voudrais donc que le futur émane du présent ?
V
ICTOR
– En quelque sorte.
66
D i a l o g u e 7 / C o n n a î t r e l e t e m p s
Alibi du nombre
Problématique 21 :
Faut-il percevoir le temps comme une contrainte ? (texte p. 107)
Problématiques 20,
22, 24
Problématique accomplie
H
ÉLOÏSE
– Mais serait-ce encore le futur ?
V
ICTOR
– Oui, puisque les choses ne se seraient pas encore passées.
H
ÉLOÏSE
– Quel aspect négatif comporterait un tel système ?
V
ICTOR
– Aucun ! Tout le monde serait certainement bien content de déterminer le futur à l’avance. Je n’y vois aucun inconvénient.
L’utilisation de « tout le monde » comme argument mène très généralement à des propos superficiels, alors qu’il s’agit ici d’entrer dans un processus critique de l’évidence.
H
ÉLOÏSE
– Ah bon ! Tout le monde voudrait la même chose ?
V
ICTOR
– Non, en effet. Il risquerait d’y avoir des difficultés à décider du futur. On s’en aperçoit lors des élections : les choix collectifs sur le futur divergent énormément et ils nous concernent personnellement.
H
ÉLOÏSE
– Alors, ce futur ?
V
ICTOR
– Le futur, nous pouvons tenter de le déterminer, et nous sommes partiellement libres de le faire, ou d’essayer. Mais heureusement que nous n’avons pas à en décider totalement, car les volontés individuelles seraient en désaccord permanent. D’autre part, heureusement aussi qu’il y a de l’imprévu, sinon l’avenir serait un peu triste et fermé. L’imprévu est ce qui permet les surprises, le progrès, l’innovation. Mais le futur montre bien aussi que le temps est insaisissable et illusoire.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
Le tentation de vouloir « déterminer le futur » est problématisée : d’une part nous ne le pouvons pas totalement, d’autre part ce n’est pas vraiment souhaitable.
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi, si le temps est illusoire, vas-tu jeter ta montre aux orties ?
V
ICTOR
– Non, j’en ai besoin.
H
ÉLOÏSE
– Pour quoi faire ?
V
ICTOR
– Pour arriver aux cours à l’heure, par exemple.
H
ÉLOÏSE
– Je croyais que tout cela était illusoire !
V
ICTOR
– Non, j’ai dit que le temps était une illusion, mais je n’ai pas dit qu’il était inutile. On s’en sert, même si c’est une illusion.
67
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Concept indifférencié
Problématique 23 :
Le temps dérive-t-il de l’expérience ?
(texte p. 109)
Problématiques 16,
21, 22, 24, 25
Problématique 24 :
Le temps est-il un processus linéaire ?
(texte p. 110)
Problématiques 18,
19, 20, 22, 23
Exemple analysé
L’« utilité » du temps, qui sert de contre-pied à sa nature « illusoire », mérite d’être explicitée.
H
ÉLOÏSE
– Et il est utile, ce temps illusoire ?
V
ICTOR
– Visiblement, puisqu’on s’en sert pour vivre.
C’est un moyen que nous avons pour comprendre les choses, pour les organiser entre elles. Mais c’est totalement subjectif. D’ailleurs, selon les individus, l’âge des personnes et les cultures, l’idée du temps, sa conception et son utilisation varient énormément.
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
H
ÉLOÏSE
– As-tu un exemple de cette subjectivité ?
V
ICTOR
– Il n’y a qu’à regarder autour de soi.
H
ÉLOÏSE
– N’as-tu pas un exemple concret ?
V
ICTOR
– Il y en a plein. Ce n’est pas ce qui manque.
H
ÉLOÏSE
– Il y a plein d’exemples, mais tu ne peux pas m’en fournir un seul ?
V
ICTOR
– Je n’en ai pas dans l’immédiat. Où est le problème ?
H
ÉLOÏSE
– Tu comprendras que je puisse être un peu surprise…
V
ICTOR
– Ce n’est pas parce que je n’en ai pas en tête qu’il n’en existe pas.
H
ÉLOÏSE
– Que puis-je répondre à cela !
V
ICTOR
– Bon, j’en ai trouvé un. Pour nous, en Occident, le temps est irréversible. Il ne va que dans un seul sens, alors qu’en Orient, en Inde, ils ont aussi une idée de temps cyclique.
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
L’opposition entre « Orient et Occident », entre les temps « linéaire et cyclique », permet de montrer la subjectivité de la notion de temps.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– C’est-à-dire que les époques se répètent, comme les saisons. On peut revivre plusieurs fois les mêmes événements.
H
ÉLOÏSE
– Cela te plaît comme perspective ?
V
ICTOR
– Tout dépend des événements. J’aimerais en revivre certains, mais certainement pas d’autres.
68
D i a l o g u e 7 / C o n n a î t r e l e t e m p s
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Comment pourrait-on mesurer des temps passés, puisqu’ils ne sont plus ; ou des temps à venir puisqu’ils ne sont pas encore, si ce n’est qu’on voulût dire qu’on puisse mesurer ce qui n’est point ? » S
AINT
A
UGUSTIN
, Les Confessions, 397-401.
2-
« […] Le temps ou la durée se compose de différentes parties : sinon, nous ne pourrions concevoir qu’une durée est plus ou moins longue. » H
UME
, Traité de la nature humaine, 1740.
3-
« Le présent n’est cependant pas le concept du temps, si ce n’est comme concept infiniment vide, ce qui est encore la disparition infinie. » K
IERKEGAARD
, Le Concept d’angoisse, 1844.
4-
« Ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. » S
AINT
A
UGUSTIN
, Les Confessions, 397-401.
5-
« Il [l’instant présent] est trop évident et […] ce que j’appelle
“mon présent” empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. » B
ERGSON
, Matière et Mémoire, 1896.
6-
« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. » P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posthume).
7-
« L’avenir, c’est ce qui n’est pas saisi, ce qui tombe sur nous et s’empare de nous. » L
EVINAS
, Le Temps et l’Autre, 1947.
8-
« Le présent est gros de l’avenir : le futur se pourrait lire dans le passé ; l’éloigné est exprimé dans le prochain. » L
EIBNIZ
,
Principes de la nature et de la grâce fondés par la raison, 1714.
9-
« L’avenir lui-même est un indéterminé dont la seule pensée, même quand elle éveille notre espérance, trouble notre sécurité. »
L
AVELLE
, Du temps et de l’éternité, 1945.
10-
« Comme l’espace, le temps est la fois ce qui disloque et unit, éloigne et rapproche. » J
ANKÉLÉVITCH
, La Mort, 1966.
11-
« La révolution solaire nous fait connaître le temps, parce qu’elle a lieu en lui. Mais le temps lui-même ne doit rien avoir en quoi exister. » P
LOTIN
, Ennéades,
Ier s.
12-
« Le temps est donc donné a priori. En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. » K
ANT
, Critique de la raison pure,
1781.
69
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
13-
« L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau — et toi avec lui […]. » N
IETZSCHE
, Le Gai Savoir, 1883.
14-
« L’irréversibilité constitue pourtant le caractère le plus essentiel du temps. » L
AVELLE
, Du temps et de l’éternité, 1945.
E n r é s u m é . . .
Le temps, on l’a vu, est vécu comme une force contraignante, qui s’impose à nous, dont nous sentons le poids que nous le voulions ou non. Nous le percevons à travers des processus physiques qui semblent en être la manifestation ; le mouvement des planètes, par exemple. Mais ce qu’il y a de paradoxal, c’est que dès que nous quittons l’expérience elle-même pour essayer de penser le temps en soi, nous sommes frappés par son caractère d’irréalité, voire d’illusion. Il apparaît insaisissable, frappé du signe du non-être : le passé, parce qu’il n’est plus, le futur parce qu’il n’est encore rien, le présent enfin, parce qu’il est fuyant ou que, selon le mot d’Augustin, tout son être se résume en ce qu’il tend toujours à ne plus être.
Notre rapport avec le temps futur souffre de la même ambiguïté : nous le pensons à la fois comme la répétition du présent, son prolongement ou sa conséquence, et comme essentiellement nouveau, ouvert, imprévisible. Entre les cultures aussi, la perception du temps varie : est-il cyclique ou linéaire ? Quoi qu’il en soit, le temps reste une convention utile à la compréhension du réel et à l’organisation de la vie.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Abstrait : se dit d’une idée, d’une qualité, extraite par la pensée d’une totalité dont elle fait partie, et hors de laquelle elle n’a pas d’existence réelle
Concret : se dit d’un objet, d’un être, qui peut être perçu par les sens. Renvoie au singulier plutôt qu’à la généralité.
Induction : raisonnement qui consiste à passer d’un fait particulier à un énoncé général, d’une conséquence à un principe, ou encore de l’effet à la cause. S’oppose à la déduction.
70
D i a l o g u e 7 / C o n n a î t r e l e t e m p s
Persuasion : désigne une adhésion ou une tentative de faire adhérer, fondée moins sur la raison que sur le sentiment et l’imagination
Irréversible : qualifie ce qui, une fois accompli, ne peut plus
être défait. Processus univoque, dont le cours ne peut être inversé. Caractéristique fondamentale du temps.
Utilitarisme : doctrine selon laquelle l’efficacité (ou l’utilité) est par principe la seule mesure de la vérité sur le plan de la connaissance, du bien sur le plan moral et du beau sur le plan esthétique.
Déterminé : qui résulte, à titre d’effet, de conséquence, de l’action de certaines causes qui le produisent nécessairement.
Précis, bien défini ou délimité, particulier.
Présent : (nom) moment ou instant que nous vivons, temps actuel opposé à la fois au passé et à l’avenir ; (adjectif) qui se rapporte à maintenant, à l’instant que nous vivons, à la proximité.
Ce qui existe pour la conscience, à titre d’objet ou d’état, perçu comme réel.
Paradoxal : qui est de nature contradictoire ; en contradiction avec l’opinion commune, avec la logique, avec le bon sens, avec soi-même. Qualité d’une idée originale et profonde, de nature problématique, qui met en question une pensée ou une logique établie.
Intuition : saisie directe d’un objet par la pensée, sans passer par l’intermédiaire d’un raisonnement. Si l’objet considéré est une chose, on parle d’intuition sensible, s’il s’agit d’une idée, d’une intuition intellectuelle.
Discursif : lorsque la pensée doit passer par une série de raisonnements intermédiaires pour parvenir à une connaissance, on dit qu’elle procède de manière discursive.
71
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
8
Exister dans le temps
V
ICTOR
– Je me demande ce qui nous pousse à vivre.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
Problématique 15 :
Doit-on apprendre à mourir ? (texte p. 100)
Problématiques 3,
7, 11, 13, 16, 20
V
ICTOR
– Peu d’êtres vivants veulent mourir, animaux ou hommes.
H
ÉLOÏSE
– Sans doute.
V
ICTOR
– C’est plutôt l’exception qui souhaite mourir.
H
ÉLOÏSE
– Où est le problème ?
V
ICTOR
– Les êtres vivants naissent, et dès leur naissance, chaque moment les rapproche de la mort. C’est la seule chose dont ils sont assurés : leur mort.
H
ÉLOÏSE
– Ton proverbe latin avançait déjà cela.
V
ICTOR
– Peut-être que je me répète. Mais je me pose une nouvelle question.
H
ÉLOÏSE
– Laquelle ?
V
ICTOR
– Si chaque être vivant est destiné à mourir, pourquoi la vie est-elle un combat permanent contre la mort, biologique, psychologique ou social ? Pourquoi ne pas accepter de mourir, tout simplement ? Jusqu’à la fin de sa vie, on veut vivre, on a encore du mal à accepter la mort. Nous jouons tous une partie perdue d’avance : voilà l’absurdité de la vie.
➝
C
ITATIONS
1
ET
2
Problématique accomplie
La fatalité de la mort devrait nous inciter à l’accepter comme une réalité inexorable ; or, au lieu de cela, nous menons un « combat permanent » contre elle.
H
ÉLOÏSE
– Puisque le jeu est absurde, vas-tu arrêter d’y jouer ?
V
ICTOR
– Justement pas.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas trop comment l’exprimer.
H
ÉLOÏSE
– Essaie quand même.
V
ICTOR
– C’est l’excitation… Et puis non, ce que je vais dire aura l’air idiot !
72
D i a l o g u e 8 / E x i s t e r d a n s l e t e m p s
Précipitation
Exemple inexpliqué
Problématique 5 :
L’existence est-elle subordonnée à la conscience ? (texte p. 88)
Problématiques 7,
12, 15, 20
Achèvement d’une idée
Mieux vaut se risquer à pleinement articuler en premier lieu l’hypothèse, aussi incertaine soit-elle. Pour analyser en un second temps son intérêt.
H
ÉLOÏSE
– Situation gravissime !
V
ICTOR
– Je vais plutôt te donner un exemple.
H
ÉLOÏSE
– Lequel ?
V
ICTOR
– Celui du Loto.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en est-il ?
V
ICTOR
– Les gens qui y jouent savent qu’en général, statistiquement, ils vont perdre. Sans quoi la société qui gère le Loto ne gagnerait pas d’argent.
Le rapport entre l’exemple et la question traitée n’est pas suffisamment clarifié.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec la vie et la mort ?
V
ICTOR
– C’est pareil. On espère gagner.
H
ÉLOÏSE
– On espère gagner quoi ?
V
ICTOR
– « C’est l’espoir qui fait vivre », dit le proverbe.
H
ÉLOÏSE
– Il me manque un bout du puzzle.
V
ICTOR
– Quel bout ?
H
ÉLOÏSE
– Le lien complet entre ton exemple et la vie.
Où est le gros lot par exemple ?
V
ICTOR
– Ceux qui jouent, ce n’est pas uniquement pour gagner. Le vrai gros lot, c’est en fait l’excitation qu’on a au moment où on remplit sa grille de Loto et où on la paye. Dans la vie, c’est pareil. On vit toujours en attendant quelque chose du futur et on néglige la réalité.
On oublie même la mort : dans l’instant, on se croit presque éternel. C’est pour cela que le présent est le plus important. On peut tout y espérer, mais dans le fond, ce présent est absurde, car nous vivons dans l’inconscience.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
Nous vivons dans « l’inconscience » : dans un « présent absurde » qui n’est que « l’espoir du futur ».
H
ÉLOÏSE
– En quoi est-ce absurde ?
V
ICTOR
– Si on y réfléchit bien, une telle attitude n’a pas de sens.
H
ÉLOÏSE
– Peux-tu justifier ton accusation ?
V
ICTOR
– On ne raisonne pas, on ne réfléchit pas.
H
ÉLOÏSE
– Quel peut être l’intérêt d’un tel comportement ?
73
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Indétermination du relatif
Problématique 1 :
Faut-il donner du sens à l’existence ?
(texte p. 84)
Problématiques 4,
6, 7, 12, 13
Position critique
Fausse
évidence
V
ICTOR
– Je l’ai déjà dit : vivre dans l’illusion, se faire croire que tout est possible. Vivre dans l’espoir, c’est vivre dans l’imagination.
H
ÉLOÏSE
– Cela te paraît-il souhaitable ?
V
ICTOR
– Non, pas du tout. Il faut être réaliste.
H
ÉLOÏSE
– Et qu’est-ce qu’être réaliste ?
V
ICTOR
– Ça dépendra des situations et des gens.
Soit la nature de cette dépendance est spécifiée, soit une définition est proposée. Mais on ne saurait en rester à une expression aussi vague.
H
ÉLOÏSE
– Mais maintenant, pour toi ?
V
ICTOR
– Pour moi, être réaliste, c’est avant tout regarder les choses en face, plutôt que d’inventer de fausses raisons, pour se faire plaisir. Par exemple, mieux vaut savoir que durant toute sa vie, on joue la comédie, on s’oblige à mener certaines actions qui ne nous plaisent pas vraiment, on dépense beaucoup d’énergie pour se procurer des choses qu’on croit désirer mais dont on se lasse très vite ; tout ça pour mourir au bout de quelques années. On se donne des buts pour justifier son existence, mais c’est illusoire. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
En opposition à « l’illusion de but », où il s’agit « de se faire plaisir », il faut être « réaliste », et savoir que toute notre vie « nous jouons la comédie ».
H
ÉLOÏSE
– Quelle autre possibilité avons-nous ?
V
ICTOR
– Pas grand-chose, je le crains.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le problème principal de la vision que tu as décrite à l’instant ?
V
ICTOR
– Le sens.
H
ÉLOÏSE
– Quel en est le sens ?
V
ICTOR
– Non, justement, il n’y a pas de sens. C’est évident !
H
ÉLOÏSE
– Et que signifie « le sens » ?
V
ICTOR
– Le sens, c’est ce qui a du sens. C’est clair, non ?
Un terme ne peut se définir en se référant à lui-même. D’autant plus que le sens peut avoir plusieurs significations, comme nous l’avons déjà entrevu. Dans le cadre présent, ce peut être par exemple la distinction entre un « but » et le « fait d’être compréhensible ».
H
ÉLOÏSE
– Supposons un instant que ce ne soit pas vraiment clair. Qu’est-ce que le sens ?
74
D i a l o g u e 8 / E x i s t e r d a n s l e t e m p s
Illusion de synthèse
Problématique 2 :
L’existence a-t-elle une raison d’être ?
(texte p. 85)
Problématiques 1,
3, 5, 6, 7, 9
Achèvement d’une idée
Problématique 3 :
L’existence est-elle nécessairement un
V
ICTOR
– Le sens, c’est lorsqu’on comprend, lorsqu’on voit pourquoi.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– Le sens, c’est la direction.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport avec « comprendre » et
« pourquoi » ?
V
ICTOR
– Tout cela est un peu pareil.
Lorsqu’un choix de termes ou de concepts est effectué, il est important de pouvoir en rendre compte, en distinguant ce terme d’autres termes, en établissant les enjeux qui séparent les termes entre eux.
Il est possible de nommer et définir une catégorie qui englobe tous ces termes, mais il est préférable d’éviter le vague fourre-tout du
« un peu pareil ».
H
ÉLOÏSE
– Penses-tu que ce « pareil » soit clair pour moi ?
V
ICTOR
– C’est clair dans ma tête !
H
ÉLOÏSE
– Alors sois gentil, explique-moi ton idée !
V
ICTOR
– Le sens, c’est lorsque quelque chose, un événement, une idée, une action, s’inscrit dans un contexte général. On sait pourquoi c’est là, d’où ça vient, où ça va,
à quoi ça correspond, quelle utilité ça peut avoir, etc. On comprend et ça donne une direction. Par exemple si on dit que la vie a émergé sur la planète pour la développer, ou que l’homme est là pour faire le bien par son intelligence, c’est donner du sens à l’homme ou à la vie.
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
Le sens comme « ce qui s’inscrit dans un contexte général » permet de regrouper à la fois l’idée de « direction » et celle de « signification ».
H
ÉLOÏSE
– Que penses-tu d’une telle vision du monde ?
V
ICTOR
– C’est trop facile.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Je te l’ai déjà dit.
H
ÉLOÏSE
– Rappelle-le-moi tout de même.
V
ICTOR
– Ce sont des schémas tout faits, scientifiques ou religieux.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– J’ai un doute, car je pense que l’existence, le sens, c’est surtout soi-même, par rapport à soi-même, et ce qui vaut pour soi ne vaut pas nécessairement pour les
75
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s bienfait ? (texte p. 86)
Problématiques 1,
2, 4, 5, 7, 9
Position critique
Incertitude paralysante
Problématique 17 :
Faut-il vivre avec son temps ? (texte p. 102)
Problématiques 1,
4, 7, 16, 20, 21
Penser l’impensable
autres. Le général ne s’applique pas nécessairement au particulier. De cette confusion proviennent beaucoup d’erreurs sur l’existence. La réalité existentielle est d’abord individuelle. Chacun d’entre nous doit décider pour lui-même de la valeur ou de l’intérêt de son existence, et même du sens de l’existence en général.
➝
C
ITATIONS
9
ET
10
Une critique des schémas « généraux » du « sens de l’existence » est articulée.
H
ÉLOÏSE
– Et pour toi, qu’est-ce qui compte ?
V
ICTOR
– Entre le général et le particulier, j’hésite.
L’opposition entre « le général et le particulier » devrait être creusée ; il serait aussi possible de proposer une problématique.
Par exemple : le sens de l’existence est-il naturel, culturel ou individuel ?
H
ÉLOÏSE
– Peu importe !
V
ICTOR
– Tu vas encore te moquer de moi.
H
ÉLOÏSE
– La belle affaire ! Mais j’oubliais que tu étais un petit être sensible.
V
ICTOR
– Tu vois, tu commences déjà.
H
ÉLOÏSE
– Je croyais que tu aimais le risque, et une seule petite plaisanterie…
V
ICTOR
– Je suis comme tout le monde : je finis par me prendre au sérieux.
H
ÉLOÏSE
– Tu me rassures !
V
ICTOR
– Bon, voilà. Je vois maintenant une seule manière de s’en sortir : affirmer que seul le présent compte, celui que nous vivons, tel qu’il est. Il faut vivre dans l’instant qui passe, le prendre pour ce qu’il est, en profiter au maximum. Comme cela, on ne dépend pas du futur, de l’espoir, ou des autres, ou d’une quelconque direction ou compréhension, et on ne peut plus être déçu.
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
Une nouvelle hypothèse, fondée sur la primauté du présent, contraire au précédent discours, permet d’éviter le piège du
« sens », des « autres » et de l’« espoir ».
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi pas, mais c’est un schéma classique que tu nous proposes là ! Carpe diem, en latin.
C’est le mot d’ordre des épicuriens.
76
D i a l o g u e 8 / E x i s t e r d a n s l e t e m p s
Paralogisme
Problématique 8 :
Faut-il distinguer être et exister ? (texte p. 92)
Problématiques 1,
2, 5, 6, 9
Achèvement d’une idée
Idée réductrice
V
ICTOR
– Ah ! Tu es sûre ?
H
ÉLOÏSE
– Je te prêterai un livre sur la question.
V
ICTOR
– De toute façon, ça ne m’étonne pas.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Je crois qu’on n’a rien de personnel.
On ne peut pas simultanément affirmer que « La réalité existentielle est individuelle » puis « On n’a rien de personnel » comme si de rien n’était, sans marquer cette opposition, l’articuler et en rendre compte.
H
ÉLOÏSE
– Tu disais le contraire, il y a deux minutes.
V
ICTOR
– Je disais le contraire ? Eh bien, quel est le problème ?
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi pas, du moment que tu t’en rends compte.
V
ICTOR
– Maintenant, je m’en rends compte.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est la raison d’être de ce retournement ?
V
ICTOR
– Parce que j’entends tous les gens que je rencontre qui disent « moi, je suis ceci » ou « moi, je suis comme cela », ou encore « moi, je pense comme ceci, alors voilà ce que je suis ». Ils sont égocentriques.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– Ils parlent d’eux-mêmes comme s’ils étaient très spéciaux, alors qu’ils se répètent les uns les autres et ne disent que des choses banales sur eux-mêmes. Et ça m’énerve d’autant plus que tu m’as surpris à faire la même chose. Alors je dis que nous n’avons rien de personnel.
Nous n’avons pas d’être particulier pour chacun d’entre nous, d’être profond, ou je ne sais quoi d’essentiel.
L’existence, c’est uniquement le résultat des circonstances.
➝
C
ITATIONS
13
ET
14
Si l’idée que « nous n’avons rien de personnel » a été explicitée, elle mériterait d’être confrontée à l’hypothèse précédente qui mettait en garde contre le « général », afin de formuler une problématique.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce ainsi que tu désires conclure ?
V
ICTOR
– Je n’en sais rien. Je te le dirai la prochaine fois.
77
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1- «
Comment, s’il vous plaît, me préparerais-je à un événement absolument “inouï”, jamais vu, jamais vécu, à un instant dont personne n’a ici-bas la moindre idée ni ne peut réaliser d’avance la nature ? » J
ANKÉLÉVITCH
, La Mort, 1966.
2-
« Qui apprendrait les hommes à mourir, leur apprendrait à vivre. » M
ONTAIGNE
, Essais, 1580-1588.
3-
« […] Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. » N
IETZSCHE
, Généalogie de la morale, 1887.
4-
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » M
ARX
, Critique de l’économie politique, 1859.
5-
« La vie est assez longue ; et il nous a été donné une latitude suffisante pour mener à bonne fin les plus grandes choses, si tous nos jours sont bien occupés. » S
ÉNÈQUE
, De la brièveté de la
vie,
Ier s.
6-
« Mieux vaut cent fois n’être pas né ; mais s’il nous faut voir le jour, le moindre mal est de s’en retourner là d’où l’on vient. »
S
OPHOCLE
, Œdipe à Colone,
IVe s. av. J.-C.
7-
« Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. » L
EIBNIZ
,
Principes de la nature et de la grâce fondés par la raison, 1714.
8-
« Exister, c’est quelque chose ; cela écrase toutes les raisons.
[…] Aucune raison ne peut donner l’existence, aucune existence ne peut donner ses raisons. » A
LAIN
, Propos, 1908.
9-
« Personne n’est mon semblable, ma chair n’est pas leur chair, ni ma pensée leur pensée. » S
TIRNER
, L’Unique et sa pro-
priété, 1845.
10-
« Aucune créature individuelle, sous les conditions habituelles de son existence, ne cadre entièrement avec l’idée de la plus grande perfection de son espèce (pas plus que l’homme n’est adéquat à l’idée de l’humanité qu’il porte, il est vrai, dans son âme comme l’archétype de ses actions). » K
ANT
, Critique de
la raison pure, 1781.
11-
« Si l’on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l’intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui
78
D i a l o g u e 8 / E x i s t e r d a n s l e t e m p s vit dans le présent. »
W
ITTGENSTEIN
, Tractatus logico-philosophi-
cus, 1921.
12-
« Si je dis à l’instant qui passe : Attarde-toi, tu es si beau !
Alors tu peux me charger de chaînes, alors je consens volontiers à périr. » G
OETHE
, Premier Faust, 1773-1775.
13-
« L’être individuel sous toutes ses formes est, d’un mot très général, “contingent”. Tel il est ; autre il pourrait être en vertu de son essence. » H
USSERL
, Idées directrices pour une phénomé-
nologie, 1913.
14-
« Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi. » K
ANT
,
Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
E n r é s u m é . . .
Si l’existence est difficile, c’est peut-être parce qu’elle doit sans cesse résister à tout ce qui, en elle, l’éloigne d’ellemême, à une série de tentations qui la distraient d’elle-même.
C’est autant celles qui veulent l’enfermer dans la réalisation de buts finis et déterminés, que celles qui lui assignent une finalité externe et transcendante. Autant les bruyantes revendications de l’originalité à tout prix que les facilités du conformisme. Autant les illusions d’une liberté déréglée et aveugle que la froide gestion technicienne des déterminismes.
Mais quelque chose nous pousse à vivre, une pulsion incontrôlée, en dépit des problèmes et de l’absurdité apparente, celle de la mort, inéluctable, ou de l’absence de sens. Nous pallions communément cette absurdité en accordant au présent tous les espoirs permis par l’indétermination du futur. Par manque d’authenticité nous évitons de regarder en face notre propre existence et nous jouons la comédie tout en y croyant. Or l’existence, celle de la vie en général ou la nôtre propre, a-t-elle une raison d’être ? Et à défaut de trouver du sens
à tout cela, peut-être nous faut-il, comme Épicure entre autres l’enseignait, apprendre à vivre en saisissant l’instant présent.
79
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Déterminisme : conception philosophique ou principe scientifique d’après lesquels, certaines conditions étant réunies, les phénomènes qui se produiront sont à la fois nécessaires, inévitables et prévisibles.
Destin : force mystérieuse dont l’action produit des conséquences aussi imprévisibles qu’inéluctables. Fatalité. Ne doit pas être confondu avec le déterminisme, en ce que le destin ne suppose nulle idée de nécessité en soi, ni même de causalité.
Sort, lot imparti à une personne ou un groupe, dans la mesure où cette personne n’en est pas la cause.
Intérêt : ce qui est important, utile, désirable ou profitable, pour une personne ou un groupe donnés.
Disposition intellectuelle ou affective envers une personne ou un objet.
Ce qui avantage une personne ou un groupe par rapport aux autres : connotation d’exclusive ou d’égoïsme.
Égoïsme : tendance naturelle ou non à donner la priorité à l’amour de soi ou à l’intérêt strictement personnel, avant toute autre considération.
Égocentrisme : tendance d’un individu qui ramène tout à luimême, qui se considère au centre de tout.
Conformisme : conduite individuelle ou collective consistant à régler automatiquement ses opinions ou ses comportements sur les exigences, les usages ou les habitudes du groupe social dans lequel on vit.
Raison : faculté de connaître, d’analyser, de critiquer, de juger, de formuler des hypothèses, d’établir des relations et de former des concepts, propre à l’homme. S’oppose aux sens, à l’instinct, aux sentiments.
Norme de la pensée. Peut être érigée en absolu.
Cause ou explication.
Authenticité : attitude ou manière de vivre d’une personne en tant qu’elle est conforme, non seulement à ses croyances ou idées (sincérité), mais à son être véritable, en ce qu’il a de plus fondamental et singulier.
80
D i a l o g u e 8 / E x i s t e r d a n s l e t e m p s
Relatif : statut d’une chose ou d’une idée qui ne peut exister ou être pensée, qu’à condition d’être mise en rapport, reliée à autre chose que soi. La chose ou l’idée en question n’a en ellemême ni existence, ni valeur absolue ; elle dépend d’autres facteurs que les siens propres.
Relativisme : principe posant que toutes choses sont essentiellement variables, selon de nombreux facteurs, de sorte qu’aucun
énoncé valable dans l’absolu n’est possible.
Idée : représentation mentale, sous forme de concept, image ou autre.
Pensée particulière conçue comme le produit d’une réflexion ou d’une mise à l’épreuve.
Concept : idée qui présuppose une sorte de consensus, une définition sur laquelle tous s’accordent. Exemple : l’homme est un mammifère bipède, doué de langage et de raison. Ou idée spécifique dont l’utilisation est rigoureusement définie.
81
Partie
2
Textes
En relation avec les problématiques mises au jour dans les dialogues.
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique
Camus
Le Mythe de Sisyphe
(1942),
© Éditions Gallimard,
1977, pp. 26-28.
1 Faut-il donner du sens à son existence ?
C
et insaisissable sentiment de l’absurdité, peut-être alors pourrons-nous l’atteindre dans les mondes différents mais fraternels, de l’intelligence, de l’art de vivre ou de l’art tout court. Le climat de l’absurdité est au commencement. La fin, c’est l’univers absurde et cette attitude d’esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu’elle sait lui reconnaître.
Toutes les grandes actions et toutes les grandes pensées ont un commencement dérisoire. Les grandes œuvres naissent souvent au détour d’une rue ou dans le tambour d’un restaurant.
Ainsi de l’absurdité. Le monde absurde plus qu’un autre tire sa noblesse de cette naissance misérable. Dans certaines situations répondre : « rien » à une question sur la nature de ses pensées peut être une feinte chez un homme. Les êtres aimés le savent bien. Mais si cette réponse est sincère, si elle figure ce singulier état d’âme où le vide devient éloquent, où la chaîne des gestes quotidiens est rompue, où le cœur cherche en vain le maillon qui la renoue, elle est alors comme le premier signe de l’absurdité.
Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement.
« Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. […]
De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter.
Nous vivons sur l’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir. Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu’il est à un
84
P r o b l é m a t i q u e s 1 e t 2 certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quel est l’état d’esprit grâce auquel le problème du sens de l’existence se trouve posé ?
2 Peut-on échapper à la question du sens de l’existence ?
3 Que retirons-nous d’une méditation de l’absurde ?
Problématique
Leibniz
Principes de la nature et de la grâce fondés
par la raison (1714), paragr. 7-10,
© Éditions
GF-Flammarion,
1996, pp. 228-229.
2 L’existence a-t-elle une raison d’être ?
[…]
L
a première question qu’on a droit de faire, sera : pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.
Cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c’est-à-dire, des corps et de leurs représentations dans les âmes : parce que la matière étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou autre, on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore moins d’un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement, qui est dans la matière, vienne du précédent, et celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé, quand on irait aussi loin que l’on voudrait ; car il reste toujours la même question. Ainsi il faut que la raison suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans une substance, qui en soit la cause, ou qui soit un être nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on n’aurait pas encore une raison suffisante où l’on pût finir. Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu.
Cette substance simple primitive doit renfermer éminemment les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en sont les effets. Ainsi elle aura la puissance, la connaissance et la volonté parfaites, c’est-à-dire elle aura une toute-puissance, une omniscience, et une bonté souveraines. Et comme la jus-
tice, prise fort généralement, n’est autre chose que la bonté
85
P a r t i e 2 / Te x t e s conforme à la sagesse, il faut bien qu’il y ait aussi une justice souveraine en Dieu. La raison qui a fait exister les choses par lui, les fait encore dépendre de lui en existant et en opérant : et elles reçoivent continuellement de lui ce qui les fait avoir quelque perfection ; mais ce qui leur reste d’imperfection, vient de la limitation essentielle et originale de la créature.
Il s’ensuit de la perfection de Dieu qu’en produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible, où il y ait la plus grande variété, avec le plus grand ordre : le terrain, le lieu, le temps les mieux aménagés ; le plus d’effet produit par les voies les plus simples ; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures que l’univers en pouvait admettre. Car tous les Possibles prétendant à l’existence dans l’entendement de Dieu, à proportion de leur perfection, le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison, pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu’autrement.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Les choses existantes détiennent-elles en elles-mêmes leur raison d’être ?
2 Ce qui existe aurait-il pu être autrement qu’il n’est ?
3 Le principe de toutes choses, Dieu, a-t-il lui-même une raison d’être ?
Problématique 3 L’existence est-elle nécessairement un bienfait ?
Schopenhauer
Le Monde comme volonté et comme
représentation (1818), trad. A. Burdeau,
© PUF, 15 e
éd. 1998, pp. 1341-1342.
P
our nous autres cependant, le moindre hasard suffit à nous rendre parfaitement malheureux ; le parfait bonheur, rien sur terre ne nous le peut donner. Quoi qu’on dise, le moment le plus heureux de l’homme heureux est encore celui où il s’endort, comme l’instant le plus malheureux de la vie de l’homme malheureux est celui de son réveil. Au surplus, une preuve indirecte, mais certaine, de ce que les hommes se sentent malheureux et, en conséquence, le sont, est encore fournie par l’envie féroce, innée en chacun de nous, qui, dans toutes les circonstances de la vie, éclate au sujet de quelque supériorité que ce soit, et ne peut retenir son venin. Le sentiment qu’ils ont d’être malheureux empêche les hommes de supporter la vie d’un autre, présumé heureux ; celui qui se sent momentanément
86
P r o b l é m a t i q u e s 3 e t 4 heureux voudrait aussi répandre le bonheur tout autour de soi, et dit : Que tout le monde ici soit heureux de ma joie. (Helvétius,
De l’esprit, discours III, chap. XII.)
Si la vie était en soi un bien précieux et décidément préférable au non-être, la porte de sortie n’aurait pas besoin d’en être occupée par des gardiens aussi effroyables que la mort et ses terreurs. Mais qui consentirait à persévérer dans l’existence, telle qu’elle est, si la mort était moins redoutable ? – Et, si la vie n’était que joie, qui pourrait aussi endurer la seule pensée de la mort ! – Mais, dans notre situation présente, elle a toujours du moins ce bon côté d’être la fin de la vie, et nous nous consolons des souffrances de la vie par la mort, et de la mort par les souffrances de la vie. La vérité est qu’elles sont toutes deux inséparablement liées, et constituent pour nous un labyrinthe, d’où il est aussi difficile que désirable de revenir.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Pourquoi la vie offrirait-elle plus de malheur que de bonheur ?
2 Le fait que nous ayons peur de la mort prouve-t-il que nous aimions la vie ?
3 Comment parvenons-nous à supporter l’idée de la mort ?
Problématique 4 Le bonheur est-il le but de l’existence ?
Spinoza
Traité de la réforme de
l’entendement (1677) in Œuvres I, trad. Ch. Appuhn,
© Éditions
GF-Flammarion,
1964, pp. 181-182.
L’
expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est
à proportion du mouvement qu’elle excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renon-
çant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. Je résolus, dis-je, enfin : au premier regard, en effet, il semblait inconsidéré, pour une chose encore incertaine, d’en vouloir perdre une certaine ; je voyais bien quels avantages se tirent de l’honneur et de la richesse, et qu’il me faudrait en abandonner la poursuite, si je voulais m’appliquer sérieusement à quelque entreprise nouvelle : en cas que la félicité suprême y fût contenue, je devais donc renoncer à la posséder ; en cas au contraire qu’elle n’y fût pas contenue, un
87
P a r t i e 2 / Te x t e s attachement exclusif à ces avantages me la faisait perdre également. Mon âme s’inquiétait donc de savoir s’il était possible par rencontre d’instituer une vie nouvelle, ou du moins d’acquérir une certitude touchant cette institution, sans changer l’ordre ancien ni la conduite ordinaire de ma vie. Je le tentai souvent en vain. Les occurrences les plus fréquentes dans la vie, celles que les hommes, ainsi qu’il ressort de toutes leurs œuvres, prisent comme étant le souverain bien, se ramènent en effet à trois objets : richesse, honneur, plaisir des sens. Or chacun d’eux distrait l’esprit de toute pensée relative à un autre bien : dans le plaisir l’âme est suspendue comme si elle eût trouvé un bien où se reposer ; elle est donc au plus haut point empêchée de penser à un autre bien ; après la jouissance d’autre part vient une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas la pensée, la trouble et l’émousse. La poursuite de l’honneur et de la richesse n’absorbe pas moins l’esprit ; celle de la richesse, surtout quand on la recherche pour elle-même, parce qu’alors on lui donne rang de souverain bien ; quant à l’honneur, il absorbe l’esprit d’une façon bien plus exclusive encore, parce qu’on ne manque jamais de le considérer comme une chose bonne par ellemême, et comme une fin dernière à laquelle se rapportent toutes les actions.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 À quoi se résume le bonheur pour la plupart des hommes ?
2 Pourquoi importe-t-il de se demander en quoi consiste une vie heureuse ?
3 Comment définir le bonheur ?
Problématique
Hume
Traité de la nature
humaine (1740), trad. A. Leroy,
© Éditions Aubier-
Montaigne, 1983, pp. 137-138.
5 L’existence est-elle subordonnée à la conscience ?
I
l n’y a pas d’impression ni d’idée d’aucune sorte, dont nous avons conscience ou mémoire, que nous ne concevions comme existante ; il est évident que c’est de cette conscience qu’est tirée l’idée la plus parfaite et la plus parfaite assurance de l’être.
D’où nous pouvons former une alternative, la plus claire et la plus concluante qu’on puisse imaginer : puisque nous ne nous rappelons jamais aucune idée ni impression sans lui attribuer l’existence, l’idée d’existence ou doit être tirée d’une impression distincte, unie à toute impression, à tout objet de notre pensée,
88
P r o b l é m a t i q u e s 5 e t 6 ou bien doit s’identifier entièrement à l’idée de la perception ou de l’objet. […]
L’idée d’existence s’identifie alors exactement à l’idée de ce que nous concevons comme existant. Réfléchir à quelque chose simplement et y réfléchir comme à une existence sont deux actes qui ne diffèrent en rien l’un de l’autre. Cette idée, si on l’unit à l’idée d’un objet quelconque, n’y fait aucune addition.
Tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant. Toute idée, qu’il nous plaît de former, est l’idée d’un être ; et l’idée d’un être, c’est toute idée qu’il nous plaît de former.
Quiconque rejette cette identité, doit nécessairement désigner l’impression distincte d’où dérive l’idée d’existence effective, et doit prouver que cette impression est inséparable de toute perception à l’existence de laquelle nous croyons. Et c’est impossible, nous pouvons le conclure sans hésiter.
Notre argumentation précédente sur la distinction des idées, sans aucune différence réelle, ne nous servira ici en aucune manière. Ce genre de distinction se fonde sur les différentes ressemblances que la même idée simple peut soutenir avec plusieurs idées différentes. Mais on ne peut présenter aucun objet comme semblable à un autre en raison de son existence, ni comme différent des autres pour la même raison ; car tout objet, qui se présente, doit nécessairement exister.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 D’où nous vient la notion même d’existence ?
2 L’existence est-elle un critère permettant de distinguer une idée d’une autre ?
3 La conscience est-elle une garantie de vérité ?
Problématique 6 Suffit-il de vivre pour exister ?
Aristote
Éthique à Nicomaque
(
IV e s. av. J.-C.), Livre I, chap. 6. trad. J. Tricot,
© Librairie philosophique
Vrin, Paris, 2001, pp. 57-59.
S
ans doute l’identification du bonheur et du souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourraiton y arriver si on déterminait la fonction de l’homme. De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général de tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que
89
P a r t i e 2 / Te x t e s réside, selon l’opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu’il en est ainsi pour l’homme, s’il est vrai qu’il y ait une fonction spéciale à l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore, de même qu’un œil ou une main, un pied et, d’une manière générale, chaque partie d’un corps a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l’homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. […]
Le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’est-ce que le bonheur ?
2 L’homme peut-il se contenter, simplement, de vivre ?
3 Quelle fonction permet à l’homme d’accéder à une existence proprement humaine ?
90
P r o b l é m a t i q u e 7
Problématique 7 Sommes-nous maître de notre existence ?
Sartre
L’existentialisme est un humanisme
(1945),
© Éditions Gallimard, coll. Folio Essais,
1996, pp. 29-31.
[…]
L’
homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et […] il se conçoit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti,
écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté. Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. Ainsi, la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Notre existence dépend-elle de nous ?
2 La nature humaine nous indique-t-elle quelles sont nos responsabilités ?
3 Est-ce par ma volonté que je deviens ce que je suis ?
91
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 8 Faut-il distinguer être et exister ?
Parménide
La Voie de la vérité
(
VI e
-
V e s. av. J.-C.) in Penseurs grecs
avant Socrate, trad. J. Voilquin,
© Éditions
GF-Flammarion,
1964, pp. 94-95.
I
l nous reste un seul chemin à parcourir : l’Être est. Et il y a une foule de signes que l’Être est incréé, impérissable, car seul il est complet, immobile et éternel. On ne peut dire qu’il a été ou qu’il sera, puisqu’il est à la fois tout entier dans l’instant présent, un, continu. En effet, quelle naissance lui attribuer ? Comment et par quel moyen justifier son développement ? Je ne te laisserai ni dire ni penser que l’Être n’est pas. Car, s’il venait de rien, quelle nécessité eût provoqué son apparition ou plus tard ou plus tôt ? En effet, l’Être n’a ni naissance, ni commencement.
Ainsi donc il est nécessaire qu’il soit absolument ou ne soit pas du tout. Nulle puissance ne persuadera de laisser dire que du
Non-Être pourrait naître quelque chose à côté de lui. Ainsi Diké
(la Justice) ne relâche-t-elle pas ses chaînes et ne permet ni la naissance ni la mort, mais maintient fermement ce qui est.
À cet égard, le jugement porte sur ce dilemme : ou il est ou il n’est pas. Il est donc entendu – et il est impossible de faire autrement – qu’il faut abandonner la route impensable et innommable, car elle n’est pas la route vraie. Il en résulte que c’est l’autre qui subsiste et qui correspond à la réalité. Comment donc l’Être pourrait-il venir à l’existence dans le futur ? Ou comment y serait-il venu dans le passé ? S’il est venu à l’existence, il n’est pas. Il en va de même s’il doit venir à exister un jour. Ainsi est
éteinte la génération et la destruction est inconcevable.
L’Être n’est pas non plus divisible, puisqu’il est tout entier identique à lui-même ; il ne subit ni accroissement, ce qui serait contraire à sa cohésion, ni diminution, mais tout entier il est rempli d’Être ; aussi est-il entièrement continu, car l’Être est contigu à l’Être.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 D’où provient l’Être ?
2 L’Être existe-t-il ?
3 Peut-il y avoir plusieurs sortes d’Être ?
92
P r o b l é m a t i q u e s 8 e t 9
Problématique 9 Autrui fait-il partie de notre existence ?
Levinas
Le Temps et l’Autre,
1947, © Éditions Fata
Morgana.
E
n quoi consiste l’acuité de la solitude ? Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne
suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est s’isoler par l’exister. Je suis monade en tant que je suis.
C’est par l’exister que je suis sans portes ni fenêtres, et non pas un contenu quelconque qui serait en moi incommunicable. S’il est incommunicable, c’est qu’il est enraciné dans mon être qui est ce qu’il y a de plus privé en moi. De sorte que tout élargissement de ma connaissance, de mes moyens de m’exprimer demeure sans effet sur ma relation avec l’exister, relation intérieure par excellence.
La mentalité primitive […] a paru ébranler l’assise de nos concepts parce qu’elle avait l’air d’apporter l’idée d’une existence transitive. On avait l’impression que par la participation le sujet ne voit pas seulement l’autre, mais qu’il est l’autre. […]
L’exister se refuse à tout rapport, à toute multiplicité. Il ne regarde personne d’autre que l’existant. La solitude n’apparaît donc pas comme un isolement de fait d’un Robinson, ni comme l’incommunicabilité d’un contenu de conscience, mais comme l’unité indissoluble entre l’existant et son œuvre d’exister.
Aborder l’exister dans l’existant, c’est l’enfermer dans l’unité et laisser échapper Parménide à tout parricide que ses descendants seraient tentés de commettre contre lui. La solitude est dans le fait même qu’il y a des existants. Concevoir une situation où la solitude est dépassée, c’est éprouver le principe même du lien entre l’existant et son exister. C’est aller vers un
événement ontologique où l’existant contracte l’existence.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Peut-on exister sans autrui ?
2 Puis-je vraiment communiquer avec autrui ?
3 Comment expliquer la solitude ?
93
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique
Platon
Apologie de Socrate
(
IV e s. av. J.-C.), trad. M. Croiset,
© Éditions Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1998, pp. 55-56.
10 La vie s’oppose-t-elle à la mort ?
R
éfléchissons en effet : que de raisons d’espérer que mourir est un bien ! Car, de deux choses, l’une : ou bien celui qui est mort n’est plus rien, et, en ce cas, il n’a plus aucun sentiment de quoi que ce soit ; ou bien, conformément à ce qui se dit, la mort est un départ, un passage de l’âme de ce lieu dans un autre.
Si le sentiment n’existe plus, si la mort est un de ces sommeils où l’on ne voit plus rien, même en songe, quel merveilleux avantage ce doit être que de mourir ! Car enfin, si l’un de nous considérait à part une de ces nuits où il aurait dormi assez profondément pour ne rien voir, même en songe, s’il la comparait ensuite aux autres nuits et journées de sa vie, et s’il devait décider, réflexion faite, combien il a eu, en somme, de journées et de nuits meilleures que celle-là, j’imagine que tout homme
– et je ne parle pas ici seulement des simples particuliers mais le Grand Roi en personne – les trouverait bien peu nombreuses relativement aux autres. Par conséquent, si la mort est un sommeil de cette espèce, j’estime que c’est grand profit, puisque alors toute la suite des temps nous apparaît comme une nuit unique.
D’un autre côté, si la mort est comme un départ de ce lieu pour un autre, s’il est vrai, comme on le dit, que là-bas sont réunis tous ceux qui sont morts, que pourrions-nous imaginer de meilleur ? Je vous le demande, juges. Admettez qu’en arrivant chez Hadès, on sera débarrassé de ces gens qui prétendent être des juges et qu’on y trouvera les juges véritables, ceux qui, diton, rendent là-bas la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque,
Triptolème, avec ceux des demi-dieux qui ont été des justes quand ils vivaient ; pensez-vous que le voyage n’en vaudrait pas la peine ? Ou encore, si l’on y fait société avec Orphée,
Musée, Hésiode et Homère, que ne donneriez-vous pas pour en jouir ? Quant à moi, je voudrais mourir plusieurs fois, si cela est vrai. Quel merveilleux passe-temps, pour moi particulièrement, que de causer là-bas avec Palamède, avec Ajax, fils de
Télamon, ou avec tel autre héros du temps passé qui a pu mourir par suite d’une sentence injuste ! Comparer mon sort au leur ne serait pas pour moi sans douceur, je pense ; et j’aimerais surtout à examiner ceux de là-bas tout à loisir, à les interroger, comme je faisais ici, pour découvrir qui d’entre eux est savant, et qui croit l’être, tout en ne l’étant pas. Que ne donnerait-on
94
P r o b l é m a t i q u e s 1 0 e t 1 1 pas, juges, pour examiner ainsi l’homme qui a conduit contre
Troie cette grande armée, ou encore Ulysse, Sisyphe, tant d’autres, hommes et femmes, que l’on pourrait nommer ?
Causer avec eux, vivre en leur société, examiner ce qu’ils sont, bonheur inexprimable !
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelles sont les deux métaphores par lesquelles nous rattachons la mort à la vie ?
2 En quoi être mort peut-il être un bien ?
3 En quoi l’idée qu’on se fait de la mort révèle-t-elle la valeur d’une vie ?
Problématique 11 La mort marque-t-elle le terme de l’existence ?
Bhagavad-gîtâ
(
III e s. av. J.-C. -
III e s. apr. J.-C.), chant II, versets 11-27, trad. A.-M. Esnoul et O. Lacombe,
© Mille et Une Nuits département des éditions Fayard,
1997.
T’
apitoyant sur ceux qui n’ont que faire de pitié, tu parles le langage de la Sagesse. Mais les gens doctes ne s’apitoient ni sur ceux qui sont [déjà] partis, ni sur ceux qui ne le sont pas
[encore].
En vérité, jamais ne fut le temps où je n’étais point, ni toi, ni ces chefs de peuples ; et, plus tard, ne viendra pas celui où nous ne serons pas.
De même que, dans un corps donné, enfance, jeunesse, vieillesse échoient [en succession] à une âme incorporée, de même acquiert-elle [successivement] d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.
Fils de Kuntî, le contact avec les sensibles élémentaires procure les sensations de froid et de chaud, de plaisir et de douleur.
O Bhâratide prends-le en patience : elles vont, viennent mais ne durent pas.
L’homme ferme qu’elles n’ébranlent pas, ô Taureau parmi les hommes, et qui supporte d’une âme égale douleur et plaisir, c’est un sage prêt pour l’immortalité.
Le non-être n’accède pas à l’existence, l’être ne cesse pas d’exister. La démarcation entre ces deux [domaines] est évidente pour ceux qui ont l’intuition de la réalité.
Or, reconnais pour indestructible tout ce par quoi cet univers est issu. Ce qui est immuable nul ne saurait en provoquer la destruction.
Ces corps ont une fin ; l’esprit qui s’y incarne est éternel, indestructible, incommensurable. Voilà ce qu’on proclame. C’est pourquoi combats, fils de Bharata.
95
P a r t i e 2 / Te x t e s
Celui qui le tient pour capable de tuer, celui qui le croit frappé à mort, aucun des deux ne possède la vraie connaissance : il ne tue pas ; il n’est pas tué.
Jamais il ne naît ni ne meurt ; il n’a pas été, il ne sera pas à nouveau. Lui qui est inné, nécessaire, éternel, primordial, on ne le tue pas quand on tue le corps.
La monade spirituelle qui la reconnaît comme indestructible, nécessaire, innée, ô fils de Prthâ, comment et qui ferait-elle tuer ou tuerait-elle ?
À la façon d’un homme qui a rejeté des vêtements usagés et en prend d’autres, neufs, l’âme incarnée, rejetant son corps usé, voyage dans d’autres qui sont neufs.
Les armes tranchantes ne la coupent point, le feu ne la brûle pas, l’eau ne la mouille pas, pas plus que le vent ne la dessèche.
Elle ne peut être ni coupée, ni brûlée, ni mouillée, ni desséchée ; nécessaire, omniprésente, stable, inébranlable, elle est éternelle.
On la dit au-delà des apparences, des concepts et des altérations. C’est pourquoi, toi qui sais cela, tu ne saurais t’apitoyer sur elle.
Et même si tu la croyais vouée à [re]naître et [re]mourir sans cesse, même alors, ô héros aux grands bras, tu ne saurais t’apitoyer sur elle.
En vérité, pour qui est né, la mort est certaine et certaine la renaissance pour qui est mort ; donc sur un sujet inéluctable, tu ne saurais t’apitoyer.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Comment s’exerce la sagesse de qui a compris qu’il était immortel ?
2 Qu’est-ce qui meurt ?
3 Si nous ne mourons pas, doit-on en conclure que le meurtre est un acte indifférent, sans importance, ou même qu’il est autorisé ?
Problématique
Épicure
Lettre à Ménécée
(
III e s. av. J.-C.),
12 Peut-on ignorer la mort ?
P
rends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous.
Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous
96
P r o b l é m a t i q u e 1 2 in Lettres, trad. O. Hamelin,
© Éditions Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1998, pp. 77-78.
rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.
Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant
à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Faudrait-il éviter de penser à la mort ?
2 La mort est-elle à craindre ?
3 Une vie plus longue serait-elle plus heureuse ?
97
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 13 La mort peut-elle avoir un sens ?
Shakespeare
Hamlet (1598-1601),
Acte III, scène I, trad. F.-V. Hugo,
© Éditions Librio,
2001, pp. 58-59.
Ê
tre, ou ne pas être. C’est là la question. Y a-t-il plus noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? Mourir… dormir, rien de plus… et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir… dormir, dormir ! rêver peut-être ! Oui, c’est là l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette réflexion-là qui nous vaut la calamité d’une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes, s’il pouvait en être quitte avec un simple poinçon ? Qui voudrait porter ces fardeaux, gémir et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d’action…
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quel sens peut-on donner à sa mort ?
2 Quelle est la question à se poser durant la vie ?
3 Qu’est-ce qui nous fait fuir la mort ?
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P r o b l é m a t i q u e s 1 3 e t 1 4
Problématique 14 Notre mort nous appartient-elle ?
Kierkegaard
Post-scriptum aux
Miettes philosophiques
(1843), II e section, chap. I, trad. P. Petit,
© Éditions Gallimard, coll. « Tel », 1989, pp. 114-115.
H
onneur à la science, honneur à celui qui s’y entend à traiter savamment la savante question de l’immortalité, mais la question de l’immortalité n’est pourtant pas essentiellement une question savante, elle est une question d’intériorité que le sujet lui-même doit se poser en devenant subjectif. Objectivement, on ne peut pas du tout y répondre, parce qu’on ne peut pas du tout objectivement poser la question de l’immortalité, car l’immor talité est justement la potentialité et le plus haut développement de la subjectivité. […] Socialement, on ne peut pas du tout répondre à la question, parce qu’elle ne se laisse pas poser socialement, car seul le sujet qui veut devenir subjectif peut la comprendre et la poser correctement : deviens-je ou suis-je immortel ? Voyez, pour plusieurs choses on peut très bien s’asso cier, ainsi plusieurs familles peuvent se mettre ensemble pour avoir une loge au théâtre, et trois messieurs séparés peuvent s’associer pour avoir un cheval de selle, en sorte que chacun puisse le monter tous les trois jours. Mais il n’en est pas ainsi pour l’immortalité ; la conscience de mon immortalité m’appartient à moi tout seul ; au moment précis où je suis conscient de mon immortalité, je suis absolument subjectif et ne puis devenir immortel en compagnie de deux autres messieurs et à tour de rôle. […] Systématiquement l’immortalité ne se laisse pas non plus prouver. La faute ne réside pas dans les preuves, mais en ce qu’on ne veut pas comprendre que d’un point de vue systématique toute la question est un non-sens, en sorte qu’au lieu de chercher de nouvelles preuves on devrait plutôt chercher à être un peu subjectif. L’immortalité est l’intérêt le plus passionné de la subjectivité, la preuve gît justement dans l’intérêt […]. Le mal incroyable que se donne le système pour prouver l’immortalité est peine perdue. C’est aussi une risible contradiction : vouloir répondre systématiquement à une question qui a cette particularité qu’elle ne se laisse pas poser systématiquement. C’est comme quand on veut peindre Mars dans l’armure qui le rend invisible.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Pourquoi la question de l’immortalité échappe-t-elle à la science ?
2 Pourrait-on voir l’immortalité comme une question sociale ?
3 Y a-t-il une réponse spéculative, systématique au problème de l’immortalité ?
99
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique
Montaigne
Essais (1580-1588),
Livre III, chap. 12,
édition de P. Michel,
© Éditions Gallimard,
1995, pp. 336-337.
15 Doit-on apprendre à mourir ?
À
quoi nous sert cette curiosité de préoccuper [ndé : prévoir] tous les inconvénients de l’humaine nature, et nous préparer avec tant de peine à l’encontre de ceux même qui n’ont à l’aventure point à nous toucher ? […] Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous frappent. Ou comme les plus fiévreux, car certes c’est fièvre, aller dès à cette heure vous faire donner le fouet, parce qu’il peut advenir que fortune vous le fera souffrir un jour, et prendre votre robe fourrée dès la Saint-
Jean parce que vous en aurez besoin à Noël ? « Jetez-vous en l’expérience des maux qui vous peuvent arriver, nommément des plus extrêmes : éprouvez-vous là, disent-ils, assurez-vous là. » Au rebours, le plus facile et plus naturel serait en décharger même sa pensée. Ils ne viendront pas assez tôt, leur vrai être ne nous dure pas assez ; il faut que notre esprit les étende et allonge et qu’avant la main il les incorpore en soi et s’en entretienne, comme s’ils ne pesaient pas raisonnablement à nos sens. « Ils pèseront assez quand ils y seront, dit un des maîtres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure [école épicurienne]. Cependant, favorise-toi ; crois ce que tu aimes le mieux. Que te sert-il d’aller recueillant et prévenant ta mâle fortune, et de perdre le présent par la crainte du futur, et être à cette heure misérable parce que tu le dois être avec le temps ? » […]
Il est certain qu’à la plupart, la préparation de la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance. Il fut jadis véritablement dit, et par un bien judicieux auteur : minus afficit sensus
fatigatio quam cogitatio
1
.
Le sentiment de la mort présente nous anime parfois de soimême d’une prompte résolution de ne plus éviter chose du tout inévitable. Plusieurs gladiateurs se sont vus, au temps passé, après avoir couardement combattu, avaler courageusement la mort, offrant leur gosier au fer de l’ennemi et le conviant. La vue de la mort à venir a besoin d’une fermeté lente, et difficile par conséquent à fournir. Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille [ndé : ne vous en souciez pas], nature vous en informera sur-le-champ, pleinement et suffisamment ; elle fera exactement cette besogne pour vous ; n‘en empêchez votre soin [ne vous en embarrassez pas]. […]
Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est
100
P r o b l é m a t i q u e s 1 5 e t 1 6 pas contre la mort que nous nous préparons ; c’est chose trop momentanée. Un quart d’heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas de préceptes particuliers. À vrai dire, nous nous préparons contre les préparations de la mort.
1. La souffrance affecte moins les sens que l’imagination (Quintilien).
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelles sont les deux raisons principales pour lesquelles la mort ne nécessite nul préparatif spécial ?
2 Que risque-t-on dans une trop grande méditation de la mort ?
3 Sommes-nous effrayés par la mort ?
Problématique 16 Peut-on échapper au temps ?
Saint Augustin
Les Confessions
(397-401),
Livre onzième, chap. XIII, trad. Péronne et Écalle,
© Éditions Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1998, pp. 34-35.
S
i quelque esprit léger s’égare dans les vaines imaginations de temps antérieurs, et s’étonne que toi, Dieu tout-puissant, créateur et conservateur de toutes choses, architecte du ciel et de la terre, sois demeuré dans l’inaction pendant des siècles innombrables avant d’entreprendre ce merveilleux ouvrage, qu’il se réveille et ne s’étonne que de ses propres illusions. Pouvaientils en effet s’écouler, ces siècles innombrables, que tu n’avais pas faits, ô mon seigneur, toi l’auteur et le créateur de tous les siècles ? Ou bien, qu’auraient pu être ces temps que tu n’aurais point créés ? Ou encore, comment se seraient-ils écoulés, s’ils n’avaient jamais été ?
Puisque tu es le créateur de tous les temps, si l’on suppose quelque temps avant la création du ciel et de la terre, pourquoi dit-on que tu étais en repos ? Car ce temps même c’est toi qui en étais l’auteur, et les temps n’ont pu s’écouler avant que tu eusses fait le temps. Si donc avant le ciel et la terre il n’existait aucun temps, pourquoi demander ce que tu faisais alors ? Il ne pouvait y avoir d’alors là où il n’y avait point de temps.
D’ailleurs, ce n’est point par le temps que tu précèdes les temps, autrement, tu ne serais pas avant tous les temps. Mais tu précèdes tous les temps passés à hauteur de ton éternité toujours présente ; tu es au-dessus de tous les temps à venir, parce qu’ils sont à venir, et qu’à peine seront-ils venus, qu’ils seront passés ; « pour toi tu es toujours le même, et tes années ne s’évanouissent point » (Psaume CI.). Tes années ne vont ni ne viennent ; nos années, au contraire, vont et viennent, et que toutes
101
P a r t i e 2 / Te x t e s se succèdent les unes aux autres. Toutes tes années sont immobiles, parce qu’elles existent toutes à la fois ; les unes ne sont pas poussées par les autres parce qu’elles ne passent pas ; au lieu que les nôtres ne seront toutes accomplies que lorsqu’elles ne seront plus. Tes années ne sont qu’un jour, et ton jour n’est pas une suite de jours ; il est aujourd’hui, et ton aujourd’hui ne cède point la place à un lendemain ; car il ne succède pas à la veille. Ton aujourd’hui, c’est l’éternité ; voilà pourquoi tu as engendré un Fils coéternel à toi, celui à qui tu as dit : « Je t’ai engendré aujourd’hui. » (Psaume II.) Tu as fait tous les temps, et tu es avant tous les temps, et il n’y avait point de temps quand le temps n’était pas encore.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’est-ce qui échappe au temps ?
2 Est-il légitime de se demander ce que faisait Dieu avant de créer le monde ?
3 Qu’est-ce qui définit essentiellement le temps et en quoi Dieu y échappe-t-il ?
Problématique 17 Faut-il vivre avec son temps ?
Schiller
Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme
(1795), Neuvième lettre, trad. R. Leroux,
© Éditions Aubier, coll. Bilingue, 1999, pp. 151-153.
L’
artiste est certes le fils de son époque, mais malheur à lui s’il est aussi son disciple, ou, qui plus est, son favori. Puisse une divinité bienfaisante arracher à temps l’enfant au sein de sa mère, le nourrir du lait d’une époque meilleure et le faire, sous le ciel lointain de la Grèce, croître jusqu’à sa maturité. Puisset-il à l’âge d’homme réapparaître et faire figure d’étranger dans son siècle ; non pas pour l’enfanter par sa personne, mais, en se montrant terrible comme le fils d’Agamemnon, pour le purifier.
Il prendra sans doute sa matière dans le présent, mais il empruntera la forme à une époque plus noble, et même, pardelà toutes les époques, à l’unité absolue, immuable de son
être. C’est du pur éther de sa nature démoniaque [sauvage, originaire] que jaillit la source de la beauté, impolluée par la corruption des générations et des temps qui, dans les profondeurs, roulent au-dessous d’elle leurs flots troubles. Le caprice peut déshonorer sa matière, de même qu’il lui est arrivé de l’ennoblir, mais la chaste forme est soustraite à ses variations. Le
Romain du premier siècle avait depuis longtemps déjà plié les genoux devant ses empereurs, quand les statues étaient encore debout ; les temples restaient sacrés pour les yeux, quand les
102
P r o b l é m a t i q u e s 1 7 e t 1 8 dieux étaient depuis longtemps des objets de dérision ; et les actes honteux d’un Néron et d’un Commode étaient frappés d’ignominie par le noble style de l’édifice qui les recouvrait.
L’humanité a perdu sa dignité, mais l’art l’a sauvée et conservée dans des pierres pleines de sens ; la vérité continue à vivre dans l’illusion des hommes, et l’image primitive sera restaurée parce que son reflet demeure.
Mais comment l’artiste se préservera-t-il de son temps et des perversions qui l’environnent de tous côtés ? En méprisant son jugement. Qu’il regarde en haut vers sa propre dignité et la loi, non en bas vers le bonheur et le besoin. Qu’il se libère à la fois du vain affairement qui aimerait à imprimer sa trace au moment fugitif, et de l’esprit de chimère qui avec impatience applique aux médiocres produits du temps le critère de l’absolu ; qu’il abandonne à l’entendement la sphère de la réalité où celui-ci est chez lui ; qu’il aspire à engendrer l’idéal en le faisant surgir de l’union du possible et de la nécessité. Qu’il en mette l’empreinte dans les fictions et dans la vérité, dans les jeux de son imagination et dans la gravité de ses actes, dans toutes les formes sensibles et spirituelles, et que silencieusement il le projette dans l’infini du temps.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quels sont les deux dangers d’un engagement trop préoccupé du temps présent ?
2 Qu’est-ce que l’artiste trouve dans le présent ?
3 S’adapter au monde présent, n’est-ce pas la fonction de l’éducation ?
Problématique
Bergson
Matière et Mémoire
(1896), © PUF, coll. « Quadrige »,
6 e
éd. 1999, pp. 152-153.
18 La réalité du temps se réduit-elle au présent ?
Q
u’est-ce pour moi que le moment présent ? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut
être question ici d’un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est-ce en deçà, est-ce au-delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent ? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au-delà tout à
103
P a r t i e 2 / Te x t e s la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon passé d’abord, car « le moment où je parle est déjà loin de moi » ; sur mon avenir ensuite, car c’est sur l’avenir que ce moment est penché, c’est à l’avenir que je tends, et si je pouvais fixer cet indivisible présent, cet élément infinitésimal de la courbe du temps, c’est la direction de l’avenir qu’il montrerait. Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat. Or le passé immédiat, en tant que perçu, est, comme nous verrons, sensation, puisque toute sensation traduit une très longue succession d’ébranlements élémentaires ; et l’avenir immédiat, en tant que se déterminant, est action ou mouvement. Mon présent est donc à la fois sensation et mouvement ; et puisque mon présent forme un tout indivisé, ce mouvement doit tenir à cette sensation, la prolonger en action.
D’où je conclus que mon présent consiste dans un système combiné de sensations et de mouvements. Mon présent est, par essence, sensori-moteur.
C’est dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps. Étendu dans l’espace, mon corps éprouve des sensations et en même temps exécute des mouvements.
Sensations et mouvements se localisant en des points déterminés de cette étendue, il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de mouvements et de sensations. C’est pourquoi mon présent me paraît être chose absolument déterminée, et qui tranche sur mon passé.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Comment concevons-nous le présent ?
2 En quoi le passé est-il présent ?
3 Pourrait-on ne pas ne pas prendre l’avenir en considération ?
Problématique
Nietzsche
Considérations inactuelles
19 Le passé peut-il demeurer présent ?
C’
est un véritable prodige : l’instant, aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix de l’instant ultérieur. L’une après l’autre, les feuilles se détachent du registre du
104
P r o b l é m a t i q u e 1 9
(1873-1876),
2 e partie, trad. P. Rusch, in Œuvres, tome 1,
© Éditions Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 501-502.
temps, tombent en virevoltant, puis reviennent soudain se poser sur les genoux de l’homme. Celui-ci dit alors : « je me souviens », et il envie l’animal qui oublie immédiatement, et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L’animal en effet vit de manière
non historique : il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme en revanche s’arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. Ce fardeau, il peut à l’occasion affecter de le nier et, dans le commerce de ses semblables, ne le nie que trop volontiers afin d’éveiller leur envie. Mais il s’émeut, comme au souvenir d’un paradis perdu, en voyant le troupeau à la pâture ou bien, plus proche et plus familier, l’enfant qui n’a pas encore un passé à nier et qui joue, aveugle et comblé, entre les barrières du passé et de l’avenir. Il faudra pourtant que son jeu soit troublé, et on ne viendra que trop tôt l’arracher à son inconscience. Il apprendra alors à compren dre le mot « c’était », formule qui livre l’homme aux combats, à la souffrance et au dégoût, et lui rappelle que son existence n’est au fond rien d’autre qu’un éternel imparfait.
Lorsque enfin, la mort apporte l’oubli désiré, elle supprime également le présent et l’existence, scellant ainsi cette vérité, qu’« être » n’est qu’un continuel « avoir été », une chose qui vit de se nier et de se consumer, de se contredire elle-même.
[…] Il est toujours une chose par laquelle le bonheur devient le bonheur : la faculté d’oublier ou bien, en termes plus savants, la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique. Celui qui ne sait pas s’installer au seuil de l’instant, en oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire, se tenir debout sur un seul point, sans crainte et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu’est le bonheur, pis encore : il ne fera jamais rien qui rende les autres heureux.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Comment le passé peut-il en quelque sorte rester présent ?
2 La persistance du passé est-elle une bonne chose ?
3 L’oubli est-il une simple défaillance de la mémoire ?
105
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 20 L’avenir est-il indéterminé ?
Rousseau
Les Rêveries du promeneur solitaire
(1782), Première promenade,
© Presses Pocket,
1991, pp. 35-36.
[…]
J
e comptais encore sur l’avenir, et j’espérais qu’une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon compte et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la dirigent et me verrait enfin tel que je suis. C’est cet espoir qui m’a fait écrire mes Dialogues, et qui m’a suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. Cet espoir, quoique éloigné, tenait mon âme dans la même agitation que quand je cherchais encore dans le siècle un cœur juste, et mes espérances que j’avais beau jeter au loin me rendaient également le jouet des hommes d’aujourd’hui. J’ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondais cette attente. Je me trompais. Je l’ai senti par bonheur assez à temps pour trouver encore avant ma dernière heure un intervalle de pleine quiétude et de repos absolu. Cet intervalle a commencé à l’époque dont je parle, et j’ai lieu de croire qu’il ne sera plus interrompu.
Il se passe bien peu de jours que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j’étais dans l’erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge ; puisqu’il est conduit dans ce qui me regarde par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m’ont pris en aversion. Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s’y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le démon qui l’inspire, a toujours la même activité.
Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens vivront encore, et quand je n’aurais pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu’ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort qu’ils n’en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être, par trait de temps, les médecins, que j’ai réellement offensés, pourraient-ils s’apaiser : mais les oratoriens que j’aimais, que j’estimais, en qui j’avais toute confiance, et que je n’offensai jamais, les oratoriens, gens d’Église et demi-moines, seront à jamais implacables ; leur propre iniquité fait mon crime que leur amour-propre ne me pardonnera jamais, et le public dont ils auront soin d’entretenir et ranimer l’animosité sans cesse, ne s’apaisera pas plus qu’eux.
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.
106
P r o b l é m a t i q u e s 2 0 e t 2 1
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Pourquoi l’idée de l’avenir a-t-elle pu paraître une perspective consolante pour Rousseau ?
2 L’avenir est-il entièrement imprévisible ?
3 Que gagne-t-on à se débarrasser de la préoccupation de l’avenir ?
Problématique 21 Faut-il percevoir le temps comme une contrainte ?
Jankélévitch
L’Irréversible
et la Nostalgie (1974) inŒuvres philosophiques, chap. I, paragr. 6,
© Éditions Flammarion, coll. «Mille et une pages»,
1998.
S
i l’on s’en tient au temps métaphysique, il faudrait donc dire : le temps tire en avant ceux qui tirent en sens inverse et font mine de revenir en arrière ; le temps remet en marche ceux qui s’arrêtent ; le temps entraîne les traînards […] qui, sans s’arrêter ni reculer, ralentissent ; mais aussi il retient ceux qui pressent le pas. En somme le temps égalise toutes les vitesses inégales en les maintenant inflexiblement dans la direction du futur. Il accélère les lents et ralentit les rapides. Rapides et lents, mais surtout rétrogrades et retardataires, tous au même pas ! tous à la vitesse du temps ! tous entraînés dans la même marche universelle dont le nom est futurition ! À partir d’ici, il faut distinguer : ceux qui croient renverser, arrêter, ralentir, accélérer le temps métaphysique ne le modifient en rien, mais par contre ils peuvent hâter ou retarder, favoriser ou gêner le cours des événements et le rythme de l’histoire et la marche du progrès ; ou vice versa ils accélèrent, ralentissent, immobilisent le tempo de l’existence, mais le temps de ce tempo et la temporalité de ce temps échappent à leur contrôle […] À l’imperturbable temporalité notre assentiment et notre dissentiment ne font ni chaud ni froid… Or la futurition étant dans tous les cas obligatoire pour tous les pèlerins du devenir, ducere-trahere se rapportent simplement aux modalités de ce devenir, et plus précisément aux manières de devenir en relation avec la psychologie de l’homme empirique. Par exemple, l’homme a la possibilité de
« bien » vieillir ou de « mal » vieillir ; de bien vieillir en consentant à l’irréversible, de mal vieillir en prétendant rajeunir ou freiner la décrépitude, – mais il est entendu que l’homme doit vieillir ; et de même nous avons la ressource de « bien » devenir ou de « mal » devenir, encore que le devenir soit dans les deux cas inéluctable. […] Le futur adviendra dans tous les cas, mais
quel futur ? et quand tel futur ? quel jour et à quelle heure ? Ou mieux à quelle date ? Un jour viendra, un jour indéterminé ; mais ce jour qui viendra sera-t-il un jour de deuil ou un jour
107
P a r t i e 2 / Te x t e s d’allégresse ? Le fait de la futurité, en général, c’est-à-dire la temporalité du temps est du même ordre que la mortalité de la mort : il ne nous laisse rien à dire ni à faire ; mais sur la
« manière » et sur le « quand » […] à la bonne heure ! nous pouvons tout, à l’infini ; tous nos pouvoirs humains, toutes nos spéculations humaines trouvent ici leur emploi.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’est-ce qui distingue le temps absolu, métaphysique, et le temps vécu par l’individu ?
2 Qu’y a-t-il de contraignant dans le temps ?
3 En quel sens le temps laisse-t-il tout de même une place à l’initiative humaine ?
Problématique 22 Le temps a-t-il une réalité en soi ?
Spinoza
« Au très savant et au très sage
Louis Meyer », trad. R. Misrahi,
in Correspondance,
recueilli dans Œuvres
complètes, © Éditions
Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1955, pp. 1098-99.
D
u fait que nous pouvons à volonté déterminer la durée et la quantité quand nous concevons celle-ci en dehors de la substance et celle-là sans tenir compte de la manière dont elle suit des choses éternelles, découlent les idées de temps et de mesure ; le temps sert à déterminer la durée, et la mesure, la quantité, pour que nous les puissions imaginer aussi facilement que possible. Puis, du fait que nous séparons de la substance même les affections [les modifications] de la substance, et que nous les répartissons en classes pour les imaginer aussi aisément que possible, découle le nombre, par quoi nous les déterminons. D’où il ressort clairement que la mesure, le temps et le nombre ne sont que des manières de penser, ou plutôt d’imaginer.
C’est pourquoi il n’est pas étonnant que tous ceux qui se sont efforcés de comprendre le progrès de la nature à l’aide de telles notions, elles-mêmes assez mal comprises, se soient jetés dans d’inextricables difficultés […]. Comme il y a de nombreuses choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par l’entendement et en aucune manière par l’imagination, telles la substance, l’éternité, etc., on s’applique vraiment à déraisonner par l’imagination si l’on tente d’expliquer de tels concepts à l’aide de notions comme le temps, la mesure, etc., qui ne sont que des auxiliaires de cette imagination. Quand nous faisons cette confusion, en effet, nous les séparons de la substance et de la manière dont ils découlent de l’éternité, négligeant ainsi ce sans quoi ils ne peuvent être correctement connus.
108
P r o b l é m a t i q u e s 2 2 e t 2 3
Pour le voir plus clairement, prenons cet exemple : si l’on conçoit abstraitement la durée, et si, la confondant avec le temps, on commence à la diviser en parties, il devient impossible de comprendre comment une heure, par exemple, peut passer. Pour qu’elle passe en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d’abord, puis la moitié du reste et ensuite la moitié de ce nouveau reste ; si l’on prend ainsi à l’infini la moitié du reste, on ne pourra jamais parvenir à la fin de l’heure. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui, n’ayant pas l’habitude de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la durée est composée d’instants, tombant ainsi en
Scylla pour avoir voulu éviter Charybde. Vouloir composer la durée avec des instants, cela revient en effet à vouloir composer un nombre avec des zéros.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’est-ce que le temps ?
2 Existe-t-il réellement en lui-même ?
3 Quelle difficulté principale pose l’idée de temps ?
Problématique 23 Le temps dérive-t-il de l’expérience ?
Kant
Critique de la raison
pure (1781), trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, © PUF, coll. « Quadrige »,
6 e
éd. 2001, pp. 61-62.
L
e temps n’est pas un concept empirique qui dérive d’une expérience quelconque. En effet, la simultanéité ou succession ne tomberait pas elle-même sous la perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n’est que sous cette supposition que l’on peut se représenter qu’une chose existe en même temps qu’une autre (simultanément) ou dans des temps différents (successivement).
Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait exclure le temps luimême par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps. Le temps est donc donné a priori. En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé.
Sur cette nécessité a priori se fonde aussi la possibilité de principes apodictiques [démontrés] concernant les rapports du temps ou d’axiomes du temps en général. Le temps n’a qu’une
109
P a r t i e 2 / Te x t e s dimension : des temps différents ne sont pas simultanés mais successifs (de même des espaces différents ne sont pas successifs mais simultanés). Ces principes ne peuvent pas être tirés de l’expérience, car cette expérience ne saurait donner ni une rigoureuse universalité, ni une certitude apodictique. Nous ne pouvons que dire : voilà ce qu’apprend la perception commune, mais non voilà ce qui doit être. Ces principes ont donc la valeur de règles qui rendent, en général, possibles les expériences ; ils nous instruisent avant l’expérience, mais non par elle.
Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept général, mais une forme pure de l’intuition sensible.
Des temps différents ne sont que des parties du même temps.
Mais la représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet […] est une intuition. Aussi cette proposition : que des temps différents ne peuvent pas être simultanés, ne saurait-elle dériver d’un concept général. Cette proposition est synthétique et elle ne peut être tirée uniquement de concepts. Elle est donc immédiatement renfermée dans l’intuition et dans la représentation du temps.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Le temps se trouve-t-il donné dans la perception sensible en elle-même ?
2 Peut-on percevoir quoi que ce soit hors du temps ?
3 Les axiomes ou les principes apodictiques (nécessaires et permettant la démonstration) liés au temps sont-ils tirés de l’expérience ?
Problématique
Nietzsche
Le Gai Savoir (1883) in Œuvres II, livre 4 e
, trad. H. Albert, revue par J. Lacoste,
© Éditions R. Laffont, coll. « Bouquins »,
1993, p. 202.
24 Le temps est-il un processus linéaire ?
L
e poids le plus formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières ! » –
110
P r o b l é m a t i q u e 2 4
Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ? », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, combien il faudrait que tu t’aimes toi-même, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, que cette suprême et éternelle consécration ?
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle conséquence Nietzsche tire-t-il de la conception d’un temps circulaire, cyclique ?
2 L’idée d’un temps cyclique et du retour est-elle une idée pénible ou exaltante ?
3 Un temps cyclique est-il une incitation au fatalisme et à l’irresponsabilité ?
Problématique 25 Peut-on mesurer le temps ?
Saint Augustin
Les Confessions (397-
401), Livre onzième, chap. XV, trad. Péronne et Écalle,
© Éditions Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1998, pp. 36-37.
C
ependant nous parlons de la longueur, de la brièveté du temps, et nous n’appliquons cette mesure qu’au passé ou à l’avenir. Nous disons, par exemple, du temps passé, qu’il est long, lorsqu’il s’est écoulé cent ans ; ou qu’une chose ne se fera pas de longtemps, quand elle ne doit arriver que cent ans après.
De même, nous disons pour le passé : « le temps est court », lorsqu’il ne s’est écoulé que dix jours ; et pour l’avenir, « dans peu de temps », quand il n’y a que dix jours à attendre. Mais comment peut-on appeler long ou court ce qui n’existe pas ?
car le passé n’est plus, et l’avenir n’est pas encore. Ne disons donc pas du passé, « il est long », mais, « il a été long » ; et disons de l’avenir, « Il sera long. » […]
Ne disons donc pas : « Le temps passé a été long » ; car nous ne trouverons en lui rien qui ait été long, puisqu’il n’est plus depuis qu’il est passé. Disons au contraire : « Ce temps présent a été long » ; car il n’était long que pendant qu’il était présent. Il n’était pas encore passé pour cesser d’être ; il était donc
111
P a r t i e 2 / Te x t e s quelque chose qui pouvait être long. Mais depuis qu’il a passé, en cessant d’être, il a perdu la faculté d’être long. […]
Cent années présentes sont-elles un long temps ? Vois d’abord si cent années peuvent être présentes ; si c’est la première qui s’écoule, elle est présente, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres sont encore à venir, et par conséquent elles ne sont pas encore ; si c’est la seconde, déjà la première n’est plus, la seconde est présente, et les autres à venir. Et ainsi, quelle que soit l’année que nous prenions dans ce nombre centenaire, elle sera présente ; celles qui lui sont antérieures, seront passées, celles qui viennent après, seront à venir. Donc, cent années ne peuvent être présentes.
Mais examine du moins si l’année qui s’accomplit est présente.
Est-ce le premier mois qui s’écoule ? Les autres sont à venir ; est-ce le second ? Le premier est passé, et les autres ne sont pas encore. Ainsi donc l’année qui s’écoule ne peut être tout entière présente ; et si elle n’est pas présente, l’année n’est pas un temps présent ; car une année se compose de douze mois, dont chacun est successivement présent ; les autres sont passés ou futurs ; si c’est le premier, les autres sont à venir, si c’est le dernier, les autres sont passés. Est-ce un jour intermédiaire ? Il est alors entre les jours passés et les jours à venir.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Pourquoi le passé et l’avenir ne peuvent-ils être réellement mesurés ?
2 À quelle condition le temps pourrait-il être mesuré ?
3 Le temps présent peut-il être mesuré ?
112
Liste des problématiques
Les problématiques apparaissent dans plusieurs dialogues et sont illustrées par un texte portant le même numéro que la problématique.
Ne l’oublions pas, ces problématiques se recoupent parfois. Elles peuvent donc se remplacer les unes les autres, ou se cumuler en une même proposition.
1 Faut-il donner du sens à l’existence ?
• Dialogues 1, 2, 5, 8 • Texte : Camus
2 L’existence a-t-elle une raison d’être ?
• Dialogues 1, 2, 4, 5, 8 • Texte : Leibniz
3 L’existence est-elle nécessairement un bienfait ?
• Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 8 • Texte : Schopenhauer
4 Le bonheur est-il le but de l’existence ?
• Dialogues 1, 2, 4, 5, 8 • Texte : Spinoza
5 L’existence est-elle subordonnée à la conscience ?
• Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 8 • Texte : Hume
6 Suffit-il de vivre pour exister ?
• Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8 • Texte : Aristote
7 Sommes-nous maître de notre existence ?
• Dialogues 1, 2, 4, 5, 6, 8 • Texte : Sartre
8 Faut-il distinguer être et exister ?
• Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 8 • Texte : Parménide
9 Autrui fait-il partie de notre existence ?
• Dialogues 2, 3, 4, 5, 8 • Texte : Levinas
10 La vie s’oppose-t-elle à la mort ?
• Dialogues 3, 4, 5 • Texte : Platon
11 La mort marque-t-elle le terme de l’existence ?
• Dialogues 3, 4, 5, 8 • Texte : Bhagavad-gîtâ
12 Peut-on ignorer la mort ?
• Dialogues 3, 4, 5, 6, 8 • Texte : Épicure
13 La mort peut-elle avoir un sens ?
• Dialogues 3, 4, 5, 8 • Texte : Shakespeare
14 Notre mort nous appartient-elle ?
• Dialogues 3, 5 • Texte : Kierkegaard
113
15 Doit-on apprendre à mourir ?
• Dialogues 3, 5, 6, 8 • Texte : Montaigne
16 Peut-on échapper au temps ?
• Dialogues 3, 4, 6, 7, 8 • Texte : Saint Augustin
17 Faut-il vivre avec son temps ?
• Dialogues 3, 4, 6, 7, 8 • Texte : Schiller
18 La réalité du temps se réduit-elle au présent ?
• Dialogues 3, 4, 6, 7 • Texte : Bergson
19 Le passé peut-il demeurer présent ?
• Dialogues 3, 4, 6, 7 • Texte : Nietzsche
20 L’avenir est-il indéterminé ?
• Dialogues 4, 6, 7, 8 • Texte : Rousseau
21 Faut-il percevoir le temps comme une contrainte ?
• Dialogues 4, 6, 7, 8 • Texte : Jankélévitch
22 Le temps a-t-il une réalité en soi ?
• Dialogues 6, 7 • Texte : Spinoza
23 Le temps dérive-t-il de l’expérience ?
• Dialogues 6, 7 • Texte : Kant
24 Le temps est-il un processus linéaire ?
• Dialogues 6, 7 • Texte : Nietzsche
25 Peut-on mesurer le temps ?
• Dialogues 6, 7 • Texte : Saint Augustin
114
Liste des remarques méthodologiques
Nous rencontrons deux catégories de remarques méthodologiques au fil des dialogues : obstacle et résolution. Les différents obstacles ou résolutions établis sont parfois assez proches les uns des autres. Ils se recoupent, et peuvent donc se remplacer, ou se cumuler en un même endroit.
Obstacles
1
Glissement de sens : dialogues 2, 4, 5, 7
Transformation d’une proposition ou d’une idée, s’effectuant subrepticement et insensiblement, par la conversion de cette idée ou de cette proposition en une formulation voisine proche, mais de sens substantiellement différent.
Exemple : transformer la proposition « Mieux vaut ignorer la mort » en « La mort ne doit pas nous faire peur ». La seconde proposition n’implique pas nécessairement l’ignorance que prône la première. Elle peut aussi signifier qu’il faut penser à la mort et y faire face.
(Voir Précipitation, Emportement émotionnel)
2
Indétermination du relatif : dialogues 2, 3, 6, 8
Refus de répondre, d’expliquer une idée ou de mettre à l’épreuve son sens, en invoquant la multiplicité indéterminée des points de vue subjectifs possibles, fréquemment induits par « ça dépend », « c’est plus compliqué que ça »…
Exemple : à la question « Toute existence a-t-elle du sens ? », répondre simplement que cela dépend de la personnalité de chacun et du point de vue d’où l’on se place.
(Voir Concept indifférencié)
3
Fausse évidence : dialogues 1, 3, 5, 6, 7, 8
Fait de considérer comme indiscutable un lieu commun, un propos banal, justifié d’emblée par son apparente évidence, laquelle relève en fait de la prévention, du préjugé ou de l’absence de pensée.
Exemple : prendre d’emblée pour acquise la proposition suivante : « Chaque homme veut vivre ». Alors on pourrait se demander pourquoi certains se suicident.
(Voir Certitude dogmatique, Alibi du nombre, Emportement émotionnel, Opinion reçue)
4
Certitude dogmatique : dialogues 1, 3, 5, 6, 7
Attitude de l’esprit qui juge incontestable une idée particulière et se contente de l’énoncer hâtivement, voire de la réitérer, sans chercher à la justifier, sans en creuser les présupposés et les conséquences, sans tenter de la mettre à l’épreuve, ni envisager une hypothèse contraire. Défaut de la pensée qui enraye toute possibilité de problématique.
Exemple : affirmer que « La temps est une fatalité » sans envisager en quoi « La temps est un facteur d’action ».
(Voir Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue, Idée réductrice)
115
5
Alibi du nombre : dialogues 1, 2, 6, 7
Allégation d’une prétendue multiplicité dont l’invocation est censée confirmer indubitablement une proposition exprimée au préalable.
Exemple : « Aujourd’hui, tout le monde est d’accord : chacun doit décider de sa propre existence. » Le nombre, dans sa généralité, ne prouve rien en soi, sauf explicitation ou justification.
(Voir Certitude dogmatique, Fausse évidence, Opinion reçue)
6
Opinion reçue : dialogues 2, 5, 6
Fait d’admettre une idée ou une proposition pour la seule raison qu’elle serait validée par l’autorité de la tradition, d’une habitude, du milieu social, d’un spécialiste, reconnu ou non, ou par l’évidence d’une quelconque « nature éternelle ».
Exemple : affirmer la proposition « Les hommes se rassemblent pour fuir la mort » en la justifiant par les expressions suivantes : « L’histoire nous prouve que… », « Depuis l’Antiquité les hommes savent que… », « Le philosophe untel dit que… » ou bien « La société est fondée sur l’idée que… », en guise de toute explication.
(Voir Alibi du nombre, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence,
Idée réductrice, Précipitation)
7
Précipitation : dialogues 1, 5, 7, 8
Attitude consistant à formuler une réponse hâtive, voire peu claire, sans avoir au préalable pris la peine d’identifier les divers facteurs pouvant intervenir dans la résolution de la question à traiter. Entraîne un risque de confusion et de contresens.
Exemple : à la question « L’existence doit-elle nécessairement avoir du sens ? », répondre
« Il existe différentes sortes de sens », sans prendre le temps de se demander en quoi le sens serait ou non une nécessité, et en quoi sa multiplicité répondrait à la question.
(Voir Glissement de sens, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel)
8
Emportement émotionnel : dialogues 1, 2, 3, 5
Moment de la réflexion où nos convictions nous conduisent à refuser l’analyse et la mise à l’épreuve de nos propos, afin de poursuivre notre discours sans envisager d’autres possibilités de sens.
Exemple : lorsque je soutiens l’idée « La perspective de la mort rend l’homme malheureux » et que, lancé dans mon discours, je ne réponds pas à l’objection suivante : « La perspective de la mort permet à l’homme de donner sens à son existence. » Soit parce que je refuse de répondre aux objections qui me sont faites, soit parce que je ne prends pas le temps de formuler moi-même de telles objections.
(Voir Certitude dogmatique, Concept indifférencié, Idée réductrice, Fausse évidence, Idée
réductrice)
9
Exemple inexpliqué : dialogues 3, 4, 5, 7, 8
Utilisation abusive d’un exemple consistant à considérer que sa seule formulation sous forme narrative ou même sa simple évocation suffit à justifier une idée
116 ou une thèse, sans que soit fournie l’analyse qui permettrait de démontrer l’intérêt et la portée de l’exemple en question.
Exemple : lorsque pour défendre l’idée que « L’existence est absurde », je mentionne en guise d’exemple la mort, sans autre forme d’explication.
(Voir Concept indifférencié, Fausse évidence, Idée réductrice)
10
Concept indifférencié : dialogues 1, 3, 5, 6, 7
Utilisation imprécise et tronquée d’un concept, ayant pour conséquence d’engen drer une proposition qui n’est pas poussée jusqu’au bout, à la fois dans l’exploration de ses présupposés implicites et dans l’analyse de ses diverses conséquences possibles. La position adoptée n’est donc pas assumée dans sa logique argumentative complète.
Exemple : « La mort est le terme de l’existence ». Mais le terme « existence » renvoie-t-il ici à la vie biologique, au projet individuel, à la présence sociale, à la vie psychique ? La proposition varie énormément selon les diverses interprétations attendues, produisant différents sens qui peuvent radicalement s’opposer.
(Voir Certitude dogmatique, Précipitation)
11
Idée réductrice : dialogues 1, 5, 6, 8
Fait de choisir arbitrairement et de défendre un point de vue unique, qui s’avère incapable de prendre en compte l’ensemble des données d’une question ou d’un concept, en l’amputant ainsi de ses véritables enjeux. Justification d’une idée particulière, mais absence de position critique.
Exemple : à la question « Le temps est-il une contrainte ? », répondre oui et travailler uniquement à l’élaboration de ce point de vue, sans évoquer en quoi cette position borne la réflexion.
(Voir Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue)
12
Incertitude paralysante : dialogues 2, 4, 8
Attitude de l’esprit inhibé dans la progression de sa réflexion, parce que deux ou plusieurs options contradictoires se présentent à lui, sans qu’aucune ne réussisse d’emblée à emporter son adhésion, et sans qu’il ose se risquer à une analyse des thèses en présence ou à articuler une problématique.
Exemple : énoncer premièrement l’idée que « Le temps est une contrainte », énoncer plus tard que « Le temps libère, car il permet l’accomplissement de l’existence », puis simplement dire que l’on hésite entre les deux propositions, pour en conclure que le problème est difficile et que l’on ne peut pas trancher.
(Voir Concept indifférencié, Difficulté à problématiser)
13
Illusion de synthèse : dialogues 1, 3, 8
Refus de considérer séparément deux ou plusieurs composantes d’une idée en les maintenant dans une unité factice, ce qui empêche d’évaluer adéquatement
117
la dimension conflictuelle et de formuler une problématique prenant en charge ces divers aspects. Résolution superficielle d’une contradiction.
Exemple : la proposition « La vie et la mort vont ensemble ». Il s’agit ici d’expliquer en quoi l’une et l’autre peuvent concorder, mais aussi en quoi elles peuvent être en contradiction.
(Voir Difficulté à problématiser, Perte de l’unité)
14
Perte de l’unité : dialogues 2, 3, 4, 6, 7
Oubli du lien entre les différents éléments constitutifs d’une réflexion, au profit d’une approche parcellaire et pointilliste et au détriment d’une prise en considération de l’unité d’ensemble du propos. Rupture de cohérence dans un développement d’idées.
Exemple : pour répondre à la question « La mort est-elle la fin de l’existence ? », traiter l’aspect intellectuel et social, voire élaborer une problématique à ce propos, puis aborder l’angle biologique de la question sans se soucier de relier ce nouvel aspect au travail déjà effectué.
(Voir Difficulté à problématiser, Illusion de synthèse, Idée réductrice)
15
Paralogisme : dialogues 4, 5, 7, 8
Transgression, au cours d’une argumentation, des règles de base de la logique, sans prise de conscience ni justification de cette transgression.
Exemple : affirmer « Si une existence donnée a du sens, toute existence a du sens » sans montrer ou justifier pourquoi dans ce cas le particulier peut être d’office généralisé, opération qui en soi est contraire aux lois de la logique.
(Voir Fausse évidence)
16
Difficulté à problématiser : dialogues 3, 5, 6
Insuffisance d’une réflexion qui, lorsqu’elle rencontre deux ou plusieurs propositions contradictoires sur un sujet donné, hésite ou se refuse à les articuler ensemble. Elle oscille dès lors entre l’une et l’autre, voire simplement les accole, sans chercher à les traiter et à les relier véritablement en produisant une problématique.
Exemple : deux propositions sont énoncées en deux moments distincts : « Le temps est une contrainte pour l’existence » et « Le temps est un facteur de liberté pour l’existence ».
Elles sont énoncées tour à tour, ou accolées, et l’on conclut simplement à une impossibilité de trancher, sans les articuler ensemble, entre autres sous la forme d’une problématique, ce qui permettrait de vérifier sur quelle notion pivote l’opposition entre les deux propositions. Ainsi l’on pourrait proposer la formulation suivante : « Le temps représente une contrainte pour l’existence dans la mesure où il implique une durée limitée de vie et l’impos sibilité d’agir de manière instantanée, mais il est un facteur de liberté puisqu’il est la condition de l’accomplissement et du devenir à travers lesquels s’expriment notre liberté. »
(Voir Illusion de synthèse, Idée réductrice)
118
Résolutions
1
Suspension du jugement : dialogues 2, 4, 6
Mise de côté temporaire de tout parti pris, afin d’énoncer et d’étudier les diverses possibilités de lecture d’une thèse ou d’une problématique.
Exemple : même si l’on pense que « La mort est la fin de l’existence », suspendre sa conviction afin d’étudier et de problématiser la question.
(Voir Position critique, Penser l’impensable)
2
Achèvement d’une idée : dialogues 2, 3, 4, 7, 8
Étude et prise en charge des éléments importants d’une thèse, reconnaissance de ses présupposés ou de ses conséquences, explication de ses différents sens ou nuances.
Exemple : si l’on énonce l’idée « L’homme n’est pas maître de son existence », montrer les différents sens de l’« existence », comme relevant du social, du biologique, du psychologique ou du métaphysique, ou bien opter pour un de ces sens, en le précisant et en explicitant ses conséquences.
(Voir Problématique accomplie, Introduction d’un concept opératoire)
3
Position critique : dialogues 1, 4, 7, 8
Soumettre à des questions ou à des objections une thèse, afin de l’analyser et de vérifier ses limites, ce qui permet de préciser son contenu, d’approfondir la compréhension de ses présupposés et de ses conséquences, et d’articuler une problématique.
Exemple : si l’on énonce l’idée « Autrui nous permet d’exister », objecter qu’autrui peut représenter une négation de soi, une ignorance de soi, une aliénation de soi, et répondre à ces objections.
(Voir Suspension du jugement, Penser l’impensable)
4
Penser l’impensable : dialogues 2, 5, 7, 8
Imaginer et formuler une hypothèse, en analyser les implications et les conséquences, même si nos convictions a priori et notre raisonnement initial semblent se refuser à cette possibilité. Accepter une hypothèse qui s’impose à nous par la démonstration, même si intuitivement elle nous semble inacceptable.
Exemple : si l’hypothèse de départ est l’idée que « Le temps est un processus irréversible », affirmer la position inverse : « Le temps est un processus cyclique », et tenter de la justifier.
(Voir Suspension du jugement, Position critique)
5
Exemple analysé : dialogues 1, 5, 7
Citer ou inventer, puis expliquer un exemple mettant en situation une problématique ou un concept, afin de les étudier, de les expliquer ou d’en vérifier la validité.
119
Exemple : si l’on veut défendre l’idée qu’« Autrui fait partie de notre existence », on peut citer l’exemple de la société, et montrer comment l’être humain, en dépit des querelles et des guerres et de nombreux désagréments, préfère quand même vivre en société.
(Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire)
6
Introduction d’un concept opératoire : dialogues 2, 3, 4, 7
Introduction dans la réflexion d’une nouvelle notion ou idée permettant d’articuler une problématique ou d’éclairer le traitement d’une question.
Le rôle de ce concept est d’éviter tout relativisme vide de sens, comme « ça dépend », d’éclaircir les hypothèses, et d’établir des liens entre les idées.
Exemple : pour justifier l’idée « Il ne suffit pas de vivre pour exister », introduire le concept de « conscience de soi » et l’expliciter.
(Voir Achèvement d’une idée, Problématique accomplie)
7
Problématique accomplie : dialogues 1, 2, 3, 6, 7, 8
Mise en rapport concise de deux ou plusieurs propositions distinctes ou contradictoires sur un même sujet, afin d’articuler une problématique ou de faire
émerger un concept. La problématique peut prendre soit la forme d’une question, soit celle d’une proposition exprimant un problème, un paradoxe ou une contradiction.
Exemple : pour traiter la question de la société, formuler deux propositions contradictoires,
« L’existence est un acte singulier » et « L’homme ne peut exister sans autrui », puis articuler une problématique sous forme de question : « Peut-on prendre conscience de sa propre existence sans le regard de l’autre ? », sous forme d’affirmation : « Le rapport à l’autre représente pour chaque homme le moyen indispensable pour prendre conscience de sa propre existence. »
(Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire)
120
Index des notions-outils
Les numéros renvoient aux dialogues.
On a parfois présenté les notions-outils en relation avec d’autres notions-outils de nature contraire ou voisine, afin de les mettre en valeur et d’en préciser le sens et l’utilisation.
Abstrait (7)
Absurde (1)
Acte (4)
Action (4)
Analyse (6)
Argument (6)
Authenticité (8)
Biologique (4)
Bonheur (5)
Certitude (4)
Collectif (5)
Concept (8)
Concret (7)
Conformisme (8)
Contradiction (1)
Critique (3)
Croyance (3)
Culture (3)
Discursif (7)
Dogmatisme (4)
Durée (6)
Égocentrisme (8)
Égoïsme (8)
Espoir (5)
Essence (4)
Éternité (3)
Évidence (1)
Existence (4)
Finitude (6)
Général (5)
Hypothèse (3)
Instant (6)
Intérêt (8)
Intuition (7)
Irréversible (7)
Liberté (2)
Logique (1)
Raison (8)
Réalisme (1)
Réalité (1)
Réel (2)
Réflexion (2)
Relatif (8)
Relativisme (8)
Religion (3)
Mémoire (3)
Métempsychose (3)
Morale (5)
Mystère (3)
Scepticisme (4)
Sens (1)
Singulier (2)
Souvenir (3)
Subjectif (2)
Synthèse (6)
Nature (3)
Objectif (2)
Obligation (5)
Opinion (2)
Temps (6)
Transcendant (2)
Tristesse (1)
Universel (2)
Utilitarisme (7)
Utilité (6)
Désespoir (1)
Destin (8)
Déterminisme (8)
Déterminé (7)
Devoir (5)
Dialectique (1)
Idée (8)
Illusion (2)
Immanent (2)
Immortalité (3)
Individu (5)
Individualisme (5)
Induction (7)
Paradoxal (7)
Particulier (5)
Persuasion (7)
Présent (7)
Preuve (6)
Problématique (3)
Valeur (1)
Vérité (2)
Vie (1)
121
Réponses aux questions sur les textes
Texte 1
Camus
1 - Par le sentiment de l’absurde. C’est par le biais de cette expérience que l’existence se trouve confrontée au sens, à travers l’absence de ce sens : le néant.
2 - Oui, et c’est même ce que l’on fait le plus souvent, en se laissant entraîner par un temps rythmé par les occupations machinales.
3 - La possibilité de vivre autrement le monde ou de voir s’ouvrir un monde nouveau.
Cette conscience de l’absurde est souvent l’origine des grandes idées ou des grandes
œuvres.
Texte 2
Leibniz
1 - Non. Elles ne le peuvent pas à cause de l’indifférence et de la passivité, de l’inertie, de l’imperfection qui caractérisent fondamentalement la réalité matérielle considérée comme telle.
2 - Bien sûr, puisque la matière est en soi indifférente. Toutefois, Dieu choisit entre plusieurs possibilités. Mais à partir du moment où Dieu choisit, il ne peut élire que le meilleur, c’est-à-dire ce qui est conforme à sa bonté infinie.
3 - Oui, mais la différence avec les choses créées est qu’il tient cette raison d’être non de l’extérieur, mais de lui-même. Il est en soi nécessaire.
Texte 3
Schopenhauer
1 - Le bonheur est rare et difficile à obtenir, alors que les causes de malheur sont multiples et n’ont pas besoin d’une grande force pour nous accabler. Il faut réunir beaucoup de conditions pour être heureux, mais il suffit souvent d’une peccadille pour nous affliger.
2 - Non. Ce qui nous tient en vie n’est pas l’amour de la vie, mais la crainte de la mort.
Si on décrivait la mort d’une façon plus plaisante, nous quitterions la vie volontiers.
3 - En ayant en tête que la mort mettra fin à cette vie difficile.
Texte 4
Spinoza
1 - Le bonheur consiste pour la plupart dans la richesse, les honneurs ou les plaisirs du corps. Chacun choisit l’une de ces fins ou plusieurs si possible. Mais l’on est toujours déçu car ces satisfactions n’ont aucune stabilité et ne suffisent pas à contenter l’esprit.
2 - Parce que des choix d’existence sont non seulement divers, mais s’excluent. Tout choix implique que l’on renonce à autre chose, à une autre vie. La poursuite du bonheur est ainsi une sorte de pari.
122
3 - C’est l’existence qui jouit de la possession d’un bien suffisant : qui n’en nécessite nul autre, ainsi que durable : qui ne diminue ni ne s’interrompt, et parfait : qui n’est surpassé par nul autre.
Texte 5
Hume
1 - De la conscience, qui est toujours « thétique » : elle pose comme existant tout ce qu’elle saisit.
2 - Non, car il n’y a pas de différence entre l’idée d’une chose qui existe réellement et l’idée d’une chose seulement possible ou illusoire. Les deux posent leur objet comme
étant réellement.
3 - Non, car la conscience ne contient en elle-même rien qui puisse distinguer une vérité d’une erreur. Rien dans nos idées ne permet de conclure à l’existence réelle, hors de nous, de ce à quoi elles renvoient : leur objet. Pour cela, nous avons besoin d’autres critères.
Texte 6
Aristote
1 - Il est le souverain Bien, celui qui pour un être résulte de la réalisation de sa fonction propre, de ce pour quoi il existe.
2 - Non, car il ne réaliserait pas ainsi toutes ses potentialités. L’existence simplement biologique ne permet pas à l’homme de réaliser un bien proprement humain.
3 - Une activité sous la conduite de la raison, ou qui relève de la pensée puisque cette activité est le propre de l’homme.
Texte 7
Sartre
1 - Non, pas au sens où il dépendrait de nous d’exister ou non. Mais nous en sommes maître au sens où nous choisissons notre manière d’exister, notre façon d’être. On ne choisit pas d’être homme, mais d’être cet homme-là.
2 - Pas du tout. La nature humaine n’existe pas. Cette idée sert le plus souvent d’excuse, d’alibi pour se déresponsabiliser, en faisant de son existence et de ses actions une sorte de fatalité.
3 - Pas exactement. Il faut se méfier de la notion de « volonté », qui désigne une faculté réfléchie, critique, qui intervient en réalité de façon seconde et subsidiaire, par rapport à un choix, plus originel et fondamental, de soi-même : la subjectivité.
Texte 8
Parménide
1 - De nulle part, que de lui-même. S’il était produit par un autre, il ne serait que relativement à cet autre : il dépendrait de cet autre pour être et ne serait donc pas en lui-même.
123
2 - Non, si l’on entend par exister le fait de subsister dans le temps, et d’être par conséquent soumis à la naissance et à la disparition. L’Être n’a ni origine ni durée ni fin.
3 - Non plus. L’Être est indivisible : il n’a pas de parties, ni d’espèce, ni de genres. Il s’oppose
à tout ce qui implique, d’une manière ou d’une autre, la pluralité ou la multiplicité.
Texte 9
Levinas
1 - Non, la condition de l’homme, c’est de toujours exister avec d’autres, en rapport avec autrui.
2 - Je le peux. Je peux partager des idées, des sentiments, des expériences. Mais ce qui ne se communique pas, c’est l’existence elle-même.
3 - Non pas comme un fait objectif qui se produirait accidentellement, une situation particulière liée à telle forme sociale ou à telle époque. Elle est fondamentale, essentielle
à l’existant comme tel, puisque exister, c’est exister seul : l’existence ne me renvoie qu’à moi-même. Elle est subjectivité et intériorité.
Texte 10
Platon
1 - Le voyage et le sommeil. On dit d’un mort : il est parti, il nous a quittés, ou bien il dort, il repose.
2 - La mort est un bien en tant qu’elle abolit le temps, elle nous fait échapper à l’inquiétude d’une vie soumise au devenir et aux vicissitudes, telles que la souffrance et l’injustice.
3 - En ceci que la mort que nous souhaiterions serait celle où nous pourrions poursuivre la vie que nous avons menée, comme le rêve ici Socrate. La vie heureuse est celle que nous souhaiterions mener perpétuellement.
Texte 11
La Bhagavad-Gîtâ
1 - En pratiquant le détachement par rapport à tout ce qui relève du temporel, du sensible, de l’apparence des choses.
2 - Rien de ce qui, à proprement parler, existe. Ce n’est donc que ce qui n’est pas vraiment qui disparaît et se dissipe.
3 - Pas du tout. Ce serait d’abord un acte inutile. Mais il faudrait surtout se demander quelle folie destructrice s’empare de celui qui tue, quelle maladie peut ainsi le tenir
éloigné de la vérité.
Texte 12
Épicure
1 - Oui, car c’est une pensée sans objet. En tant que nous sommes vivants, elle ne nous concerne pas, puisqu’elle n’est pas une affaire de vivants. Quant aux morts, ils n’éprouvent ni sensations ni pensées.
124
2 - Non, car nous ne devons craindre que les maux. Or la mort étant absence de sensations, plaisantes ou douloureuses, elle n’est ni un bien ni un mal. Elle ne peut ni être crainte comme un mal, ni espérée ou souhaitée comme un bien.
3 - Non, car le bonheur ne dépend pas de la durée. Une prolongation n’ajouterait rien à un état qui est parfait en soi.
Texte 13
Shakespeare
1 - Elle nous délivre, lorsque la vie devient à proprement parler invivable.
2 - Être ou ne pas être : la vie vaut-elle la peine d’être vécue ?
3 - Nous ne savons pas ce qu’elle est : oubli total de soi et du monde, ou bien une autre vie où nous conserverions, d’une façon ou d’une autre, la mémoire de ce que nous avons été. Il faut ajouter la crainte des maux que nous ignorons encore.
Texte 14
Kierkegaard
1 - Parce que la science se veut un savoir objectif, éliminant tout ce qui n’est que subjectif. Or la question de l’immortalité est la question subjective par excellence.
2 - Oui, parce que, après tout, elle concerne tout le monde : tous meurent. Mais ce serait oublier qu’en cette affaire, c’est chacun pour soi : mourir ou être immortel n’est pas comme ces fonctions sociales où les individus sont interchangeables. Je ne peux mourir de la mort d’autrui, et il ne peut mourir à ma place !
3 - Non, ce problème échappe à tout système, qui ne peut même pas poser la question, comme pour tout ce qui touche à l’existence, à la subjectivité. Sur le plan systématique, philosophique, cette question devient une simple opinion : ce que l’on ne peut prendre sérieusement en considération.
Texte 15
Montaigne
1 - D’abord, il est peu utile de se préparer à ce qui est de toute façon inévitable, ce qui adviendra que l’on s’y prépare ou non. D’autre part, le moment de la mort est très rapide et peu éprouvant.
2 - On risque de se distraire des exigences de la vie. Nous nous créons d’ailleurs des soucis supplémentaires par la pensée de la mort.
3 - Nous le sommes plus, à vrai dire, par ce qui la précède et par l’idée qu’on s’en fait.
Lorsqu’elle arrive, nous sommes étonnés d’y être toujours plus prêts que nous le croyions. C’est la vie elle-même qui nous y prépare.
125
Texte 16
Saint Augustin
1 - Seul ce qui est éternel peut échapper au temps, ce qui n’est pas soumis à la contrainte et au changement. Dieu par exemple, qui ne change jamais, ne devient pas, mais reste toujours ce qu’il est.
2 - Cette question est un non-sens. Car le mot « avant » désigne lui-même un rapport temporel. Dieu en créant le monde crée aussi le temps même. Dieu n’existe pas
« avant » le temps ou le monde. Il est toujours présent.
3 - Ce qui caractérise le temps, c’est la succession, le passage des instants. L’Éternel ne connaît aucune succession. Tout pour lui est simultané, présent, actuel. C’est le perpétuel aujourd’hui.
Texte 17
Schiller
1 - La tentation de vouloir transformer le présent, et la limitation que nous imposons nous-même à notre action, comme si seul comptait le présent.
2 - Le concret, un contenu pour l’œuvre d’art. Mais la forme elle-même doit nécessairement échapper à l’actualité.
3 - Pas du tout. L’éducation doit au contraire nous arracher à l’actualité, à la sujétion de l’esprit, à la dictature du temps présent.
Texte 18
Bergson
1 - De deux manières. Premièrement, comme une entité mathématique. Il est alors un point : la limite séparant le temps passé de la durée à venir, mais lui-même inétendu, ne durant pas. Deuxièmement, comme un présent vécu, qui ne peut être séparé d’un passé et d’un avenir, perçu dans une continuité.
2 - Il l’est dans la perception. Toute perception est perception de ce qui a déjà eu lieu, du passé.
3 - Il faudrait pour cela ne rien faire ! Car toute action, toute volonté, tout mouvement implique l’avenir, tend vers le futur.
Texte 19
Nietzsche
1 - Par le souvenir. Cette actualisation est l’opération de la mémoire.
2 - En un sens oui. Garder mémoire du passé est ce qui distingue l’homme et lui donne une dignité à laquelle l’animal ne participe pas. Mais ce passé est aussi un poids qui prive l’homme d’une innocence qu’il souhaiterait parfois avoir.
3 - Pas seulement. Il exige souvent un effort. Loin d’être une simple déperdition passive, il est un acte positif, nous ouvrant à la nouveauté, dont dépend à vrai dire le bonheur véritable, pour l’homme.
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Texte 20
Rousseau
1 - Il espérait que les hommes de l’avenir, débarrassés des préjugés du présent et détachés des luttes et des enjeux actuels, pussent le considérer, lui et son œuvre, sous leur vrai jour ; qu’un peu de recul eût permis d’apercevoir leur vraie valeur, en somme.
2 - Hélas non ! car il est préparé par les hommes du présent. Et si les individus disparaissent ou changent, il n’en va pas de même des communautés et des sociétés.
3 - Le bonheur, la tranquillité. L’avenir est en effet l’objet d’une inquiétude où se mêlent indissociablement l’espoir et la crainte.
Texte 21
Jankélévitch
1 - Le premier est objectif, égal pour tous. Le second diffère selon les modalités de la personne empirique, sa façon de vivre, ses dispositions, etc.
2 - Le caractère inéluctable et irréversible de son passage. Le présent tombe dans le passé et laisse la place à l’avenir – « futurition » – sans que nul n’ait le pouvoir d’y rien changer.
3 - Nous ne pouvons agir sur le temps lui-même, mais sur notre façon de le remplir, de
« l’habiter ». Aucun pouvoir sur l’être donc, par exemple être jeune ou vieux, mais tout pouvoir sur la manière d’être.
Texte 22
Spinoza
1 - Il s’agit d’une idée, d’une abstraction, nous permettant de mesurer la durée. On introduit en elle des divisions (heures, minutes, etc.) pour s’y retrouver, en particulier pour pouvoir calculer cette durée.
2 - Non, c’est un objet de notre imagination. Quelque chose dont notre pensée a besoin pour se représenter la durée. Il n’a donc d’existence que par rapport à nous, c’est un
« être de raison », non une réalité objective.
3 - En introduisant des séparations, des divisions, des nombres, on finit par se représenter la durée comme une succession d’instants, qui sont comme des « arrêts ». Du coup, on ne parvient plus à penser le passage lui-même, la continuité de la durée.
Texte 23
Kant
1 - Non, nous ne sentons pas le temps directement. Nous pouvons percevoir des formes, des figures, des couleurs, etc., dans les objets qui nous sont donnés, mais non leur temps.
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2 - Non, toute perception est située pour nous dans le temps, dans un rapport de succession ou de simultanéité avec d’autres. Il est une condition : ce qui rend possible a
priori cette perception. Le temps doit en quelque sorte préexister à l’expérience de phénomènes temporels.
3 - Cela ne se peut pas, car une expérience ne fournirait que des faits, et jamais la nécessité de ces faits. On pourrait dire par exemple que nous avons souvent constaté que des temps différents se succèdent, mais cela ne suffit pas à établir qu’il ne peut en être autrement.
Texte 24
Nietzsche
1 - La répétition, la reproduction des mêmes événements : « Éternel retour du même ».
2 - Elle est les deux. Plutôt pénible lorsque nous souffrons, dans le malheur, exaltante au contraire dans les moments de joie et de bonheur.
3 - Bien au contraire, il nous met devant une responsabilité terrible. Car nous savons que chacun de nos actes se répétera indéfiniment, existera éternellement.
Texte 25
Saint Augustin
1 - Parce qu’ils n’existent pas. Le passé parce qu’il n’existe plus, le futur parce qu’il n’est pas encore. Puisqu’ils ne sont pas, ils ne se distinguent en rien : le néant ne distingue pas, il ne connaît aucune différence.
2 - Si on le considère comme ce qui est, car seul un être est susceptible de faire l’objet d’une mesure. Mais seul le présent est ; mesurer le passé ou le futur supposerait qu’on les considérât comme ce qu’ils ne sont pas : comme du présent.
3 - Non, il se réduit à l’instant, il ne dure pas, n’a pas d’étendue. Cela reviendrait à vouloir mesurer un point mathématique sur une ligne.
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